Il est ici question d’une certaine Rosie Carpe, que nous attrapons au vol, dans un aéroport plus précisément, où elle attend son frère aîné, Lazare. Lazare n’arrive pas, puis il arrive, mais est-ce bien lui ? Rosie Carpe ne sait pas, ne sait plus. Magistrale première scène où s’installe dès les premières lignes, dans l’épuisement, la chaleur et la poussière, la tension dramatique palpable, étourdissante, de cette attente, ultime sursaut, ultime lutte de Rosie Carpe. Au bout du rouleau, elle a tout abandonné pour redémarrer auprès de son frère, à La Guadeloupe. 340 pages plus loin, au rythme effréné d’un thriller implacable, on aura reconstitué « tracas et pesanteur » d’une vie qui n’est rien d’autre, et le livre s’arrêtera aussi soudainement qu’il a commencé.

Rosie Carpe a le sentiment « de se mouvoir (…) à côté du récit », elle si minable, si peu de chose, tout juste un peu de vie. Parce que ce minimum est la vie même, nous sommes happés, suspendus à sa poisse existentielle, puis abandonnés au sentiment angoissant que le roman n’était qu’une parenthèse dans un enchaînement sans fin.
Entre médiocrité et dérapage vers la folie, les anecdotes sordides atteignent au tragique car jamais elles n’explicitent ou ne commentent un personnage paralysé, étouffé, à peine capable d’attendre, d’avoir peur ou de vouloir, tout juste à même de non-vouloir. Rosie est sans voix, sans mots pour exister, décider, agir. Et elle est seule, sans narrateur, sans guide, même si le personnage de Lagrand paraît en tenir lieu un moment. Rosie ressasse, regarde sa vie, ne peut croire qu’elle est la sienne, qu’elle est Rosie. Sa litanie se déroule, répétitive, selon une scansion envoûtante, la précision implacable de cette écriture du flou de la conscience. La voix de l’auteur se fait transparente, absente, car les personnages de cette histoire, Rosie et Lagrand en tête, sont des bâtards sans autre filiation que la haine, l’indifférence ou les miracles synonymes de drame. Ici les parents tuent, s’enfuient ou sont fuis. Le roman commence par Rosie, se termine sur sa mère ; entre-temps la première aura frôlé l’infanticide et conçu un enfant sans père tandis que la seconde se reproduit encore à l’âge d’être grand-mère… Pas de transmission, pas de descendance possible autrement qu’aberrante ou animale. Comme le nom de famille de Rosie, banal et étrange : Carpe. Pour la fadeur et le silence du poisson, ou pour l’envers d’une des trois Parques, l’envers d’un destin ? L’auteur n’impose ni destinée ni déterminisme. Même Lagrand, qui semblait poursuivre une certaine logique, s’avère mené par les chimères de son enfance, le cerveau vrillé par le tintement aigrelet des cloches de la messe dominicale dans un périple en 4 x 4 que son absurdité rend d’autant plus haletant.

L’histoire sordide de Rosie se déroule. Elle n’est pas vécue de l’intérieur ni décrite de l’extérieur, elle est sans repères, sans pourquoi. Le réalisme social y est un déguisement habile qui rend pesante l’angoisse de cette non-vie, et sert à tisser étroitement la toile magique du monde de Marie N’diaye. On oscille, on glisse en permanence sur tous les registres d’un monde sous-jacent : rêve, animalité (on miaule, on feule, on rauque et on glapit), sorcellerie ou religion, folie douce ou terreur. Ces dérapages incessants et insaisissables créent une tension et une incertitude radicale. Marie N’diaye joue sur le vertige des frontières pour nous enfermer et nous dérouter, faire surgir la Rosie Carpe qui est en nous, absente à elle-même, simple réceptacle des ondes qui couvent dans le tellurisme romanesque.