Le petit livre de Marc Augé fait partie de ces livres faussement simples. Sa petite dimension, son ton amène, entre le cours et la conversation, ainsi que le caractère familier du sujet abordé cachent mal sa redoutable complexité. Réfléchir sur l’oubli c’est réfléchir sur la mémoire. Or nous sommes sans cesse amenés à solliciter la seconde pour lutter contre l’oubli. La réflexion d’Augé interroge ce que l’habitude nous dérobe et nous empêche de voir. En bon ethnologue, il nous invite d’emblée à passer par le détour des autres cultures pour secouer nos propres représentations, pour penser autrement, ainsi que Foucault concevait le travail de la pensée.

Augé postule que la mémoire et l’oubli, habituellement opposés par le langage, doivent être considérés ensemble, comme les deux tresses d’un anneau de Moebius. Ils se définissent l’un par l’autre. Plus encore, le souvenir ne peut surgir que par l’oubli. A rebours d’une certaine tradition philosophique occidentale plutôt négative à l’égard de l’oubli, Augé, comme Nietzsche, y voit une vertu ; il est la « force vive » de la mémoire. Ce principe une fois établi, ce qui intéresse l’auteur relève de la perspective anthropologique. Il s’agit de savoir comment l’oubli structure le temps humain (sur le plan individuel et collectif), comment cette donnée anthropologique universelle est traitée par chaque culture pour donner lieu à des formes socialisées.

Bref, comment l’oubli « informe » notre vie. En premier lieu, et c’est l’objet du deuxième chapitre, la vie se construit comme un récit, impliquant donc une certaine mise en fiction. Non pas au sens de récit inventé, mais au sens de principe organisateur qui agence, en fonction d’un certain ordre, des événements qui arrivent de façon brute et confuse. Or cette mise en fiction s’appuie sur l’oubli : toute narration implique avant tout la sélection des faits et leur inscription dans une continuité temporelle. Mais il y a surtout les rites (principalement africains) présentés comme des « dispositifs destinés à penser et gérer le temps » où l’on peut voir à l’œuvre, données ethnologiques à l’appui, trois grandes formes d’oubli : le retour (rites de possession), le suspens (rites d’inversion) et le (re)commencement (rites d’initiation). L’objectif est donc de retrouver respectivement le passé, le présent, le futur en oubliant, à chaque étape, les autres temps. Mais le charme du livre d’Augé consiste également à montrer comment ces trois formes dérivent d’états fondamentaux de l’expérience humaine, et trouvent des échos dans d’autres pratiques culturelles, en l’occurrence dans des œuvres littéraires ou des expériences personnelles. Ainsi retour, suspens et commencement trouvent leur meilleur pendant littéraire respectivement dans l’œuvre de Proust, de Stendhal et de Gracq. On notera aussi une très belle lecture du Comte de Monte Cristo vu comme le roman de l’impossible oubli.

Au fond, on perçoit bien l’intention morale de ce livre proche d’un traité sur l’emploi du temps : l’oubli comme fondateur d’un art de vivre, d’où la dernière idée de « devoir d’oubli ». Il faut simplement savoir oublier pour vivre. Dans cette réflexion buissonnière, où la haute culture le dispute à la densité des analyses, on pourra s’étonner de l’absence de certaines références évidentes comme le fameux Funes ou la mémoire de Borges, mais il s’agit peut-être d’un simple oubli.