On attendait avec une certaine impatience le deuxième jet de cet ancien chauffeur de bus londonien auquel le surprenant Retenir les bêtes, voici quelques mois, avait valu un beau succès public et critique des deux côtés de la Manche (salué par quelques pointures anglo-saxonnes, il avait été finaliste du prestigieux Booker Prize). Magnus Mills ne change ni de format (court roman ou longue nouvelle), ni d’environnement (la campagne, ses habitants parfois curieux, la saine pénibilité du travail manuel), ni de genre (une plongée en ligne droite vers l’absurde) dans ce All quiet on the Orient Express qui, comme ne l’indique pas le titre original, ne se déroule pas dans un train mais dans un camping. Dans celui que tient Tommy Parker, précisément, et où s’est installé le narrateur pour finir l’été avant d’entreprendre un long voyage à moto qui, dans ses plans, devrait le mener vers l’Orient. Un narrateur « sur le départ », donc, et qui va le rester pas mal de temps. La saison touristique s’achève, les derniers campeurs plient bagage. Notre homme prend langue avec Parker, lequel lui propose de passer l’éponge sur le prix de la location en échange d’un petit travail (repeindre le portail d’entrée en vert). Ayant du temps devant lui, un bon coup de pinceau et envie de s’occuper un peu avant de lever le camp, il accepte l’offre du tenancier du camping. Sans s’imaginer que ce petit arrangement va rapidement l’amener à faire beaucoup plus que ces quelques heures de coloriage. Il faut dire que Tommy Parker, qui a pas mal d’autres bricoles à lui proposer, jouit d’un don certain pour la persuasion ; notre narrateur, lui, a bien du mal à dire non et à faire prévaloir ses propres intérêts (faire son sac et sauter sur sa moto) sur les services qu’il peut rendre à ses semblables. Il prend donc racine au camping, enchaîne les travaux (installer une ancre flottante sur le lac, repeindre des bateaux, on en passe) sans protester ni se préoccuper outre mesure de la question de son salaire, accepte de plus ou moins mauvaise grâce d’être loué par Parker à un habitant des environs qui a besoin qu’on lui scie quelques stères de bûches, reprend malgré lui le service de distribution du lait…

Et Mills, avec une imagination diabolique, de raconter sans en avoir l’air la descente aux enfers inconsciente d’un type sympathique mais un peu faible, que sa bonne volonté et sa générosité naturelles vont contribuer à transformer en serf corvéable et exploitable à merci. Rien n’est tout à fait normal dans cet univers auquel le romancier a pourtant donné toutes les apparences de la banalité : les commerçants sont louches (pourquoi l’épicier rechigne-t-il tant à lui livrer des boîtes de haricots ?), les propriétaires terriens suspects, la fille du patron du camping un peu équivoque (elle a 16 ans mais pas mal d’années de retard, fait faire tous ses devoirs par le narrateur -il ne sait pas dire non- et l’entraîne volontiers dans une grange déserte pour qu’il lui apprenne à jouer aux fléchettes), les habitués du pub parfois étranges (pourquoi celui-ci se balade-t-il avec une couronne en carton sur le crâne ?), Parker franchement imprévisible. D’indices bizarres en dialogues sans issue, Mills pousse un peu plus à chaque chapitre son narrateur dans la prison sociale et kafkaïenne -celle de cette petite communauté villageoise- où il a accepté de s’enfermer lui-même et dont rien, finalement, ne l’empêcherait de s’échapper. S’il le voulait seulement… Pas de chute brutale comme dans Retenir les bêtes mais une montée progressive dans l’absurde et l’angoisse qui fait de ce roman sobre et sans effets de manche un conte macabre à l’humour noir et discret, caractéristique de la manière de cet anglais sans génie mais rudement ingénieux.