Si dorénavant les écrivains de SF français ne s’embarrassent plus d’étiquettes, délivrant une littérature mutante aux influences constamment renouvelées (cf. Chronic’art#64), les anglo-saxons ne sont pas en reste : certains de leurs représentants naviguent depuis belle lurette sur les eaux limitrophes des genres, et nos cousins brittons, notamment, ont apporté une touche particulière aux littératures de l’Imaginaire, dans la lignée de l’anglais China Miéville (Perdido street station), de l’écossais Hal Duncan (Vélum), et en attendant le chef d’œuvre annoncé de l’irlandais Ian McDonald, Le Fleuve des dieux (à paraître en septembre 2010), indiquant une direction que beaucoup semblent vouloir prendre ; finies la science-fiction à papa et la fantasy à neuneus, place aux oeuvres monstres, ambitieuses et totales, pour les esthètes curieux du XXIe siècle.

Au menu des Etats-Unis, dans le même registre, nous avons Lucius Shepard, présenté comme « sans équivalent » par le Times, et comme « un écrivain majeur, quelque part entre Ernest Hemingway et Joseph Conrad » par son éditeur. La bonne maison du Bélial, qui se donne la peine de traduire des pavés compliqués mais réjouissants (Greg Egan, par exemple), ment ici par omission ; s’il y a de l’exotisme et de la noirceur chez Shepard, comme chez les deux colosses précités, il y a aussi du merveilleux (surtout vaudou), de l’anticipation, et de la high-tech, ce qui nous permet de rajouter Lovecraft, Dick, et Gibson à la liste des prestigieux patronages – mais empêchera toujours Shepard d’être vendu comme un auteur mainstream. Tant pis pour les autres, pour les effarouchés du bizarre, pour ceux qui reculent devant une couverture un peu trop colorée, un peu trop hard SF (c’est encore le cas ici, comme souvent chez la bonne maison du Bélial – Greg Egan, par exemple).

C’est encore sous le choc de « L’Eternité et après », superbe novella qui concluait le précédent recueil de l’auteur (Aztechs, GPI 2007) en nous baladant dans un Moscou mafieux, drogué et onirique, dans la veine d’un Jeff Noon (encore un barjo d’outre-Manche, tiens), que nous attaquons Sous des cieux étrangers, compilation de cinq novellae, multi-primées pour certaines, et toujours traduites par l’impeccable Jean-Daniel Brèque. L’enchaînement est parfait : « Bernacle Bill le Spatial », qui ouvre le bal, est un texte sidérant, space opera semi-contemplatif traversé de fulgurances sur les grands espaces, la condition humaine et la mort : du grand art. S’ensuivent quelques textes plus anecdotiques, quelques longueurs (« Radieuse Etoile Verte »), au style toutefois irréprochable. Comme pour Aztechs, on garde le meilleur pour la fin, à savoir « Des étoiles entrevues dans la pierre », longue nouvelle fantastique qui démontre tout le talent de Shepard pour créer des ambiances propices à l’épanouissement de l’étrange (ici, un bled paumé de Pennsylvanie, alignement d’aciéries fumantes regroupées autour d’un fleuve boueux, et témoin de phénomènes mystérieux qui ont pour effet de booster la créativité des habitants), et témoigne une fois de plus de la précision de sa psychologie. Au final, le recueil est loin d’être entièrement bon (pas à la hauteur des pavés 100% géniaux auxquels la bonne maison du Bélial a pu nous habituer – Greg Egan, par exemple), mais ses nouvelles inaugurale et terminale sont de petites merveilles. Lucius Shepard bâtit patiemment, outre-Atlantique, une oeuvre démentielle, dont des pans entiers restent à traduire. Vivement la suite.