Linda Lê n’aime pas les adjectifs. Son écriture est sèche, rapide, envolée mais ciselée avec art et précision. Il ne sert à rien d’en faire trop. Les images qu’elle construit avec un incontestable talent, se bousculent avec célérité, se chassent les unes les autres, et construisent la trame, en l’emmêlant parfois, de la psychologie trouble et torturée de la narratrice. Il faut dès lors, se méfier, et lutter contre l’ensorcellement du verbe, du flot de paroles qui déferle sous sa plume, pour ne pas perdre précisément l’argument analytique, souvent aux antipodes des circonvolutions de l’auteur. Les mots, d’une page à l’autre, s’affirment et se dénient. L’énigmatique Syrius, à qui s’adresse ce long monologue, choisira, en faisant ou l’ange, ou le psy.

Lettre morte est le récit d’une femme qui vient de perdre son père. Il s’agit de « faire le deuil » et sans doute ce monologue s’inscrit-il dans cette volonté d’assimiler un événement douloureux en l’extériorisant… entreprise que semble pourtant contrarier sa psychologie capricieuse. Le deuil de la narratrice est comme une vieille commode qui renfermerait un mort dans chacun de ses tiroirs. Qui sont les morts ? Son amant ? dont le nom, Morgue, ne lui laissait pas beaucoup de chance. Son père ? cet amant idéal qu’elle a laissé au Viêt-nam avec la vague promesse de revenir, un jour, mais à qui elle n’a jamais pu dire ces simples mots, Je t’aime. Peut-être est-ce elle qui meurt, en refusant de tuer la petite fille égoïste en elle, qui voulait son père pour elle et rien que pour elle. Dans le récit de Linda Lê, la folie peut se targuer d’avoir une place particulière, rassurante et souvent idéale. N’est-elle pas le seul moyen cohérent de vivre l’inceste sans en transgresser l’interdit ?

La lettre de Linda Lê est doublement lettre morte : elle ne parviendra jamais à sa véritable destination (son père étant mort), elle dénie ce qu’elle dit. Le retour vers son père et le simple aveu de l’amour qu’elle lui porte sont maintenant des projets impossibles, mais qui demeurent dans le cœur de la narratrice, comme des lettres gravées que personne ne lira, chargées d’amertumes et de douleurs. Son récit est aussi lettre morte dans le sens où il échoue à faire un deuil. La narratrice rejoint alors cette pianiste folle, figure emblématique de la femme qui n’a pas survécu à la perte de son amant et qui joue la même sonate tout le restant de sa vie, entretenant sans cesse le souvenir de sa liaison, la douleur de l’absence, attendant que la mort renoue ce qu’elle a défait. Ce refus de faire le deuil appartient à ce qu’on appelle en psychanalyse, le registre de la jouissance. Du coup, la rancœur contre son amant, Morgue, comme s’il était seul responsable de leur échec amoureux, apparaît comme un leurre, une fausse piste. Les accusations, trop longues, contre son machisme sortent de la bouche de quelqu’un qui exclut la possibilité d’aimer à nouveau. Il est regrettable que cette haine s’étire aussi longuement. Le récit de Linda Lê est par ailleurs, franchement superbe !