Voici un roman à qui on offre une énième chance de se faire une place au soleil, après avoir trébuché pendant des décennies entre les chaises longues de la renommée, et s’être enduit de ce sable qui plonge les œuvres dans le sommeil, jusqu’à l’oubli. Commencé en 1930, publié en 1948, Adán Buenosayres est une pierre angulaire de l’histoire des lettres argentines, mais son auteur n’avait pas que des amis : bien qu’il ait connu Borges, Casares, Xul Solar et toute la génération de la revue Martin Fierro (dont certains apparaissent sous pseudonyme dans le roman), Leopoldo Marechal semble avoir réussi à se faire détester d’à peu près tout le monde – et semble-t-il, pour des motifs bêtement politiques (ah, le vingtième siècle…) Trop péroniste, pas assez castriste, dit-on. Toujours est-il que le roman est réédité plusieurs fois, et que le mépris des pontes demeure : Adolfo Bioy Casares traite Marechal de «canaille stérile», Borges se tient les côtes à la seule évocation du titre du livre ; seul Cortazar, dans un long article repris ici en préface, semble prendre la mesure de son importance, arguant que dans le style, les thèmes, la composition, Adán Buenosayres définit une littérature radicalement nouvelle, inimitable, enracinée – et pout tout dire, nationale. Le genre d’œuvre dont on dit qu’il y a un avant, et un après.

« Adán Buenosayres » est le nom du personnage principal dont on suit les pérégrinations, moins physiques que spirituelles, selon trois modes : narratif, poétique, allégorique. La première partie, la plus longue, raconte par le menu les vingt-quatre heures d’un Portègne (habitant de Buenos Ayres), de l’éveil au coucher. Réveil métaphysique, comme si on extrayait l’âme des limbes, plongée dans la métropole mondiale de la solitude, dérive, rencontres, mondanités, alcool, expéditions nocturnes, discours à n’en plus finir, alcool, alcool : Marechal nous fait sentir ce que c’était que vivre en Argentine dans les années 1920, entre traditions trop récentes et modernité agressive, recherche d’identité et vagues migratoires permanentes. Dans un style hilarant, et avec une galerie de personnages bien trempés, cette première partie se place sous le patronage d’Ulysse ; et si la seconde est une courte « autobiographie de l’âme » du héros (en fait un essai poético-philosophique écrit pour séduire une jeune fille), la troisième sera une transposition de l’Enfer de Dante à l’échelle de Buenos Ayres : ainsi défilent les pécheurs de la capitale, qui sont les mêmes personnages que ceux de la première partie, élevés au rang de symboles. Et ainsi se présente une des ambitions du roman, celle d’être un conte philosophique universel à l’intention des âmes seules, égarées dans la matière.

En effet, si la composition du livre manque de cohérence, c’est que celle-ci est toute thématique : de la première à la dernière page s’expose une vision néo-platonicienne du monde, où chaque âme a pour tâche de délivrer le réel du multiple et du changeant, en accomplissant pour elle-même le trajet ascensionnel vers l’Un primordial. « Par quels signes était-il parvenu à comprendre l’origine divine de son âme ? Par l’irrésistible tendance de l’âme à l’unité, elle qui vivait pourtant dans le monde de la multiplicité ; par sa notion d’un bonheur nécessaire, possible seulement dans un Autre absolu, immobile, invisible, éternel, elle qui vivait dans le relatif, le changeant, le visible, le mortel ; par sa vocation pour toutes les excellences (Vérité, Bonté, Beauté), attributs divins vers lesquels l’âme tend comme vers son atmosphère naturelle ou sa patrie d’origine»

Fascinant roman de la mélancolie cosmique, porté par un humour picaresque qui préfigure Joseph Heller et Thomas Pynchon, Adan Buenosayres est sans doute trop singulier pour avoir fait école, mais il n’est pas interdit d’en sentir l’influence chez quelques compatriotes de Leopoldo Marechal, notamment Rodrigo Fresan. Un livre riche, dense, et drôle : à intégrer très vite dans le canon des lettres.

 

1 commentaire

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