C’est d’une sorte de bartlebysme du voyage que souffre Patrick, le narrateur du troisième livre de Laurent Graff : une incapacité sereine à larguer les amarres, une propension presque absurde à repousser toujours un peu plus loin le moment de partir. Tout est pourtant prêt : il a fait l’acquisition d’une solide valise en plastique rigide, fait le tour des voyagistes de sa ville, Caen, et rédigé la lettre de démission qu’il donnera le jour venu au directeur du casino dans lequel il officie comme croupier. Mais non. Ce n’est pas le fait de partir qui fait avancer Patrick, mais celui de penser qu’il va le faire bientôt. L’idée lui suffit, sa concrétisation ne l’intéresse pas. Du coup, il doit vivre dans une sorte d’entre-deux permanent, sans jamais pouvoir s’installer vraiment : rester là, dans son deux-pièces aux murs nus, et faire comme s’il lui allait lui falloir tout quitter demain ; vivre en sédentaire parfait mais penser comme un nomade en puissance. Les jours passent, les catalogues des tour-opérateurs se succèdent : c’est décidé, Patrick partira bientôt. Ou pas. C’est le journal de bord de ce globe-trotter immobile que donne Laurent Graff dans ce bref roman plein d’esprit, à la fois léger, caustique et plus profond qu’il n’y paraît.

Voyage, voyages racontant le contraire de ce que promet son titre, tout son sel tient dans les occupations quotidiennes du narrateur et dans les stratégies plus ou moins conscientes qu’il met en place pour rôder autour de son but tout en restant certain de ne jamais l’atteindre : explorer l’intimité d’une jeune mariée thaïlandaise (dépaysement oblige), subir le voisinage envahissant d’un beauf charismatique qui cherche l’amour sur ordinateur, acquérir par morceaux l’équipement du parfait estivant et l’essayer à la piscine locale. Pour les heures d’attente dans les halls des aéroports, Patrick a acheté un livre de Jean-Marie Laclavetine ; il ne manque pas d’aller voir à quoi ressemble l’auteur lorsque celui-ci passe à Caen pour une rencontre avec ses lecteurs. Graff en tire quelques pages d’une drôlerie irrésistible, méditations sarcastiques et impertinentes sur l’appréciable statut d’écrivain connu. « C’est pas mal, la littérature, en fin de compte. On est invité, on bouffe bien, on folâtre avec des lectrices… ». Et que faire lorsque vos admiratrices ne vous lâchent pas la grappe après le restaurant ? Laclavetine « ne dirait pas non à une petite pipe sous le manteau avant de dormir, mais se coltiner une lectrice en manque d’émotions toute une nuit, ça va faire trop ».

L’humour un rien cruel du romancier est là, dans les détails dont il parsème son livre : références comiques à une actualité fantasmée (« Mort de Johnny Hallyday à 101 ans. Regardé l’hommage diffusé à la télévision »), remarques en passant, ellipses délicieusement sadiques (sur une dépressive rencontrée à la piscine : « C’est une brave fille, sans grand intérêt, marquée par le malheur (inceste, viol, etc.) »). C’est bien tenu, parfois méchant, toujours spirituel et, ce qui ne gâche rien, doté d’une chute impeccablement amenée. Entre l’étude de caractère et l’hymne à l’immobilisme, un roman à lire sur place. Ou à emporter.