Laura Kasischke ou le cauchemar de la middle class américaine… Toujours cette façade impeccablement lisse, ces histoires de riens dans l’univers immuable des banlieues proprettes du Middle west où campent des personnages parfaits, clichés de séries B, femmes au foyer modèles, belles, blondes, minces et actives, maîtresses de maison exemplaires, maris fidèles et discrets, enfants merveilleux. Une fois que tout est en place, Kasischke, avec son écriture froide, distante, minutieuse, se met à gratter le vernis, dévoile l’envers du décor, introduit au cœur de ces lieux aseptisés les éléments de drames insoupçonnables. Ces deux nouveaux romans ne font pas exception à la règle. Dans Rêves de garçons, trois cheerleaders en camp de vacance, cheveux au vent au volant de leur Mustang rouge à sièges de cuir blanc, croisent deux ados dans une station service, ados qui vont les suivre un peu plus longtemps qu’elles ne l’auraient souhaité. Dans A moi pour toujours, Sherry Seymour, quarantenaire déprimée sous des dehors avenants, dresse un bilan sans concession de son existence et se laisse aller à revivre comme quand elle avait 20 ans, sans prendre conscience des conséquences de ses actes, avant qu’il ne soit trop tard.

On se plonge dans des intrigues qui, certes, renvoient aux précédentes (Un Oiseau blanc dans le blizzard, A Suspicious river), mais qui conservent un vrai pouvoir de surprise. Kasischke aime manipuler les mots et les gens, avec une narration très élégante, distanciée en même temps qu’introspective. C’est ce qui fait l’originalité de ses romans : cette faculté à entrer dans la tête de ses personnages. Elle devient adolescente en camps de vacances aussi bien que mère qui s’ennuie, elle plonge au fond des esprits et en extrait l’étincelle de danger, de vie, qui explose derrière les masques de façade ; elle démontre que tout n’est pas si simple, si évident qu’il y parait. Elle joue aussi des symboles les plus classiques : rouge et blanc, une voiture ou un lapin qui saigne rouge sur la neige blanche un matin de Saint Valentin. Et puis elle déconstruit, patiemment, les mythes et clichés de la vie banlieusarde américaine. Elle trouve dans l’ordinaire le plus anonyme les éléments de drames vite sordides. Elle se saisit d’obsessions qui réveillent chez ses protagonistes des zones d’ombres qui n’auraient jamais dû être approchées.

Kasischle lève ses voiles sur des vies ordinaires, leurs secrets honteux, avec une retenue exemplaire : tout est pudique, tout se joue dans la transformation, un art qu’elle déploie pour faire d’images idylliques érigées en modèle de société des enfers personnels. Tout est plausible. Tout peut arriver. Un mariage, un enfant, un boulot et, d’un seul coup, le vide, quand le fils chéri s’en va et qu’on se trouve confronté au néant des petits riens qui depuis vingt ans faisaient l’essentiel de l’existence. C’est le moment où on atteint le point de rupture, l’instant où tout bascule. On ne saurait jamais trop se méfier, il faut toujours aller chercher ce qu’on nous cache. C’est pour cela que Kasischke peut reprendre toujours les mêmes sujets, les mêmes mises en scène. On est dans la saturation : trop de vies parfaites, trop de sitcom, de sourires ultra bright qui figent dans une interminable figuration. Et, au milieu de ça, l’ennui, la routine, le quotidien, insupportables, interminables.

C’est ce qui justifie les trois filles de Rêves de garçons, cliché d’une Amérique intemporelle, saine, figée : des pom pom girls en colonie de vacances qui perfectionnent leur esprit de cheerleaders. Deux copines d’enfance, la peste un peu pouffe et la fille parfaite, plus une troisième pour l’aventure, la rouquine dramatique. Elles rêvent d’indépendance, elles ont peur des petites bêtes de la forêt, elles allument les garçons, elles s’évadent sans trop attenter aux bonnes mœurs ; la morale, pour certaines, reste stricte. Difficile de faire plus stéréotypé, mais c’est exactement ce qu’il faut au texte. A moi pour toujours n’est pas dans le même registre : on change de tranche d’âge, on vit la crise de la quarantaine chez une femme qui ne sait plus comment tuer le temps. Un billet de Saint Valentin qui dit : « Sois à moi », quelques quiproquos bien amenés, et on entre dans la zone dangereuse. Tout ce qui fait l’habituelle critique de la société américaine chez d’autres auteurs est présent chez Kasischke. Son regard dissèque les banlieues interminables, le patriotisme latent, la religiosité, le puritanisme de mise, un sentiment diffus de décadence. Son ton parfaitement juste, son usage du langage lui permettent de créer des atmosphères particulières, immédiatement identifiables. Laura Kasischke est un cauchemar ; un cauchemar, ses obsessions récurrentes, son hyper réalisme. Et puis cette façon troublante, déstabilisante, de glisser, comme sans y toucher, dans un monde glauque où tout se fissure.

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