En 1960, date de la parution des Gagnants, Julio Cortazar n’avait pas encore écrit d’œuvre romanesque. Ce premier roman mettant en scène plusieurs personnages de Buenos Aires ayant tiré des numéros gagnants à une loterie pour effectuer une croisière fit taire ses détracteurs. On pouvait donc être poète, nouvelliste, opposant au régime de Peron (et donc exilé, en France), traduire Jean Giono et Chesterton, et faire preuve d’imagination en créant un univers singulier par sa cocasserie et ses correspondances symboliques. C’est ce à quoi Cortazar s’employa dans ce roman où s’affrontent des hommes, mais aussi des femmes, parce que tout « groupe » induit cette idée de mélange. Car une fois monté à bord, tout se complique : la famille petite bourgeoise fait des siennes, l’industriel se met à théoriser, les femmes s’occupent de leur toilette et tombent amoureuses, sans compter l’ambiguïté -jamais soulevée- d’un équipage étrangement absent et retors à toute communication claire sur ce qui se passe à l’arrière du bateau (l’arrière du navire est interdit d’accès aux passagers, sous prétexte de déclaration d’épidémie de typhus). L’équipage pouvant être vu comme la métaphore du pouvoir politique, toujours prêt à dissimuler les informations gênantes.

Si Julio Cortazar maintient jusqu’à la fin le voile sur cette interdiction (le lecteur peut soupçonner une mutinerie, un trafic illégal, ou bien d’autres choses, qu’importe), il s’intéresse en revanche aux deux camps en présence : ceux qui, résignés, acceptent cet état de fait, et ceux à l’esprit plus torturé, cherchant la vérité, et prêts à franchir les limites de l’interdit. Ce sont avant tout de ces rapports (sort individuel par rapport au destin collectif, raison contre sentiments) dont il nous entretient. Avec au cœur de son dispositif un personnage majeur, Persio, le seul à posséder une vue totalisante des événements qui se déroulent lors de ces trois journées : une vision totale et unificatrice qui est celle du romancier. Il n’est pas déplaisant, en cette période de disette, de lire cette fiction recelant de merveilleux passages (y compris dans les chapitres plus théoriques), et où l’on apprend notamment que l’humour peut se révéler le plus sûr allié de la connaissance.