Un léger voile surréaliste enveloppe cet inquiétant roman où le romancier portugais, de la plume loquace et badine qu’on lui connaît, envoie un fonctionnaire transparent se perdre dans un impressionnant dédale métaphysique en forme de métaphore géante. La vie, la mort, l’être de chair et son double abstrait qu’on imprime dans les fichiers administratifs forment les points cardinaux d’une quadrature du cercle littéraire par laquelle Saramago, d’une histoire presque simpliste, tire la matière d’une saisissante méditation. Un seul personnage y porte un nom, d’ailleurs incomplet : monsieur José, sous-fifre du premier échelon dans la hiérarchie administrative, œuvre consciencieusement au Conservatoire national de l’Etat civil, dans l’immense édifice où sont conservées et actualisées les archives des vivants (de façon à peu près rigoureuse) et celles des morts (dans l’anarchie la plus complète) ; sa modeste garçonnière de fonctionnaire célibataire se trouve elle-même dans l’enceinte d’un édifice dont il ne sort en définitive à peu près jamais. On ne lui connaît qu’un passe-temps : la collecte de renseignements sur les cent premières célébrités du pays. Une humble vie de gratte-papier au trente-sixième sous-sol de la fourmilière bureaucratique qui trébuche et bascule un beau jour lorsque, par distraction, il tire des dossiers la fiche d’une jeune inconnue : d’erreur banale, l’événement tourne bientôt à l’obsession et conduit le tranquille monsieur José à sortir clandestinement du rang pour mener l’enquête -par tous les moyens. Licites ou non. Violant avec une honte plus ou moins consciente l’ensemble des commandements de la déontologie administrative, il fouille de nuit dans le Conservatoire de l’Etat civil, y subtilise à plusieurs reprises des documents jaunis, contrefait un ordre de mission, falsifie des signatures, ment effrontément à ses supérieurs, escalade les murs, déchire son pantalon, pénètre par effraction dans un collège et, par-dessus le marché, consigne l’ensemble de ses méfaits dans un journal.

C’est le récit de cette déviance intime que raconte Saramago dans une langue dense et sinueuse, où les détails s’amoncellent dans de longues phrases à l’enchaînement rarement interrompu. D’une taupe aveugle, prisonnière de cet univers à la noirceur concentrationnaire superbement décrit, il fait le héros d’une quête allégorique par laquelle le monde recouvrera peut-être enfin son sens ; perdu dans un effroyable océan d’identités abstraites, vaguement matérialisées sur des millions de fiches cartonnées inertes, monsieur José, grâce à la fascinante promesse que représente cette jeune femme inopinément surgie dans sa vie, tente de remettre un corps derrière le nom, une réalité sous le spectre de papier. Longues considérations sur les principes d’une bonne archivistique, lente installation du décor bureaucratico-totalitaire duquel notre besogneux employé cherche à s’échapper, omniprésence d’une mort presque aussi réelle que la vie dans ces kilomètres d’archives où l’on ne survit pas sans fil d’Ariane (rendu obligatoire par circulaire depuis la disparition d’un généalogiste à l’intérieur du bâtiment il y a quelques années) : tout dans ce roman semble être riche d’un symbolisme caché, jusqu’à ce final au cimetière (la « grande bibliothèque des morts ») où un berger farfelu s’amuse à inverser les plaques funéraires sur les tombes. Une farce morbide pour le moins chargée de sens, à ajouter aux dizaines d’indices en tout genre qui font de ce récit composé de main de maître (c’est bien le moins) un vertigineux conte philosophique.