A quoi peut servir un roman, si ce n’est à ébranler joyeusement les certitudes les plus ancrées dans notre civilisation ? La culture moderne s’est essentiellement constituée dans un rapport révérencieux aux penseurs et aux poètes de l’Antiquité. Les Souffles du monde, deuxième roman de José Luis de Juan, est la brillante tentative de doute à l’égard du corpus de textes qu’ils nous ont légué. En alternant les chapitres, l’auteur raconte deux histoires, l’une au présent à Harvard et l’autre au passé dans l’Empire romain, dans lesquelles des personnages entreprennent de falsifier les œuvres du passé. L’idée sur laquelle l’écrivain base son roman est simple : si les textes antiques ont été systématiquement modifiés au cours de l’histoire, quelle authenticité leur accorder ? L’espagnol dépose ainsi un virus au cœur même de la transmission de la connaissance.
A Harvard, c’est sur le monumental ouvrage de Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, que Jonathan intervertit des pages. Et à Rome, le copiste Mazouf décide d’arranger tous les chefs-d’oeuvre grecs pour en améliorer le style et remédier à la « déchirure de la sincérité » ou à « la routine de l’engrenage philosophique » dont ont pu souffrir ça et là les auteurs, aussi talentueux soient-ils.
Le mimétisme des personnages et du cadre dans lequel ils évoluent -en dépit des époques et des lieux différents, ils vivent tous deux dans des milieux érudits et homosexuels- ne va pas jusqu’à leur prêter les mêmes motivations : si Mazouf « opère » les textes pour les embellir ou les parfaire, Jonathan ne voit là qu’une farce à jouer aux futurs lecteurs. La figure de Jonathan serait-elle une mise en abîme de l’écrivain, jouant avec la culture antique dans le but de nous divertir ? Celui-ci semble en tout cas prendre un plaisir d’esthète à interroger ainsi notre mémoire collective.

Mais si le roman se construit autour d’une idée, son cadre nous est détaillé avec une extrême précision. Autour des destins de Mazouf et Jonathan, une série de meurtres ont lieu, les ambiances érotiques des quartiers homosexuels d’Harvard et de Rome revivent -les descriptions très crues des joutes auxquelles participent les personnages exploitent, de manière virtuose, la dualité sexe/mort dans plusieurs scènes au symbolisme éloquent. L’auteur lie également les deux histoires par quelques incursions bienvenues du côté du fantastique- Mazouf, en plein coït, déclame des passages du livre de Gibbon ! -sans affecter la cohérence impeccable de l’ensemble.

Le seul reproche qu’on pourra faire à José Luis de Juan est de nous présenter un roman presque trop parfait, sans aspérité ni défaut. A l’image de son écriture, classique et économe de ses effets, Les Souffles du monde semble tellement réfléchi que son enjeu tétanise toute velléité d’échappée ou d’évasion, comme si l’auteur, pris lui-même dans ses propres filets, ne pouvait s’autoriser la moindre fantaisie au sein d’un canevas trop bien préparé. D’autre part, il balise avec trop d’évidence les réflexions sur lesquels il nous entraîne. Le talent de José Luis de Juan n’est certes pas en cause, mais sa trop grande volonté de maîtrise finit par étouffer quelque peu son texte.