Il est des gouffres que l’être humain a du mal à franchir. L’écart entre les différents moi est tel que le torchis ne peut tenir. Il est des moments où l’être humain s’interroge sur le sens à donner au mot « culture ». Nous naissons et nous sommes éduqués dans une certaine culture et paradoxalement nous nous en sentons parfois complètement étrangers. Ce n’est là, me direz-vous, que la construction d’une identité ! Mais ne serait-ce pas plutôt l’acceptation d’une faille ? C’est justement le cœur de la problématique du dernier roman de Jorn Riel. Ce dernier nous avait habitués à des récits d’hommes seuls sur l’Arctique ; il plonge ici le lecteur dans un roman d’aventure en Papouasie-Nouvelle-Guinée.

L’action se passe en effet dans un village situé à la lisière d’un lieu où se trouve une tribu papoue. Dans ce lieu, la vallée de Baliem, se sont retrouvés des hommes qui, comme dans tout roman de ce genre, sont la clef de voûte, l’armature de l’histoire, une histoire où l’ombre, l’empreinte de Joseph Conrad, grand maître du genre, est omniprésente. Ils y assurent des fonctions de civilisateur (docteur, missionnaire…), pourtant ils n’en adoptent pas la démarche. Ils ont pris la fuite de la civilisation, n’en conservant que l’indispensable. « Horton n’aimait pas les changements. (…) Durant bien des années, il s’était senti privilégié. Un homme qui vivait une vie immobile et heureuse dans une vallée immobile et heureuse. D’une certaine façon, il était ignorant, ce qui lui convenait à vrai dire tout à fait. Il avait exclu le monde autour de lui, vivait la vie de la vallée avec Madé, son travail et ses quelques amis. »

Un roman du Dehors et du Dedans. Tous rêvent et redoutent cet inconnu. Un seul va transgresser cet interdit, Schultz, pour le meilleur et pour le pire, à la façon d’un Lord Jim des temps modernes. De cette union du Dedans et du Dehors va naître une fille, Lalu, une métisse. Un personnage d’une troublante actualité, car comment concilier deux cultures que tout oppose ? L’amnésie, la mort ou l’acceptation ? Ce roman, marqué par la féminité, douloureux, émouvant, est écrit dans un langage poétique et cruel, saupoudré de magie et de mystère. Un roman qui redonne un sens au mot exotisme, tel que l’entendait Victor Segalen dans Essai sur l’exotisme, où il créait un néologisme, « Exote » : celui-là qui, Voyageur-né, dans les mondes aux diversités merveilleuses, sent toute la saveur du divers. Une définition on ne peut plus adéquate pour qualifier Jorn Riel, peintre de la perception du divers qui ne tombe pas dans les clichés du genre.