Jorge Semprun appartient à la famille des rares écrivains qui parviennent, par le biais de l’écriture autobiographique, à tracer des figures d’hommes et non des portraits d’individus. De sa vie traversée par l’histoire -enfant chassé de son pays par la guerre civile, exilé adolescent dans le Paris d’avant-guerre, déporté par les Allemands à Buchenwald, militant communiste, ministre de la Culture de l’Espagne enfin républicaine, etc.-, il choisit ici d’évoquer les trois années qu’il passa à Paris entre 1936 et 1939. Trois années qui gravitent autour de l’apprentissage de la culture française, de la découverte des femmes et de la construction de ses convictions politiques.

Bien que les pages qui décrivent les liens de mémoire et de chair qui se tissent entre la vie de l’adolescent et ses lectures poétiques soient parmi les plus belles du livre, on retiendra surtout la leçon que Semprun -lorsqu’il rédige ce texte en 1998- tire de l’ensemble de sa vie passée. Il en ressort deux certitudes qui heurtent bon nombre d’idées reçues de la « pensée » contemporaine. Celle d’abord que la vie en soi, la vie biologique, n’est pas sacrée par elle-même, qu’elle le devient seulement lorsqu’elle « garantit la liberté, l’autonomie, la dignité de l’être humain ». Celle ensuite, utile à rappeler dans une période où la peur de se tromper conduit souvent à la passivité, que l’engagement est nécessaire -parce qu’il permet justement de combattre pour ces valeurs, sans arrêt bafouées, qui enrichissent la vie- et que le risque d’erreurs qu’il contient doit être assumé. Il n’y a pas d’engagement, comme l’écrivait en 1937 Paul-Louis Landsberg, cité par Semprun, « sans une certaine décision pour une cause imparfaite, car nous n’avons pas à choisir entre des principes et des idéologies abstraites, mais entre des forces et des mouvements réels qui, du passé et du présent, conduisent à la région des possibilités de l’avenir ».

La dernière et la plus belle illustration de cette nécessité se lit dans le regard rétrospectif de l’écrivain, libre de ne pas s’être aveuglé comme les uns, de ne pas s’être renié comme les autres : « J’ai essayé d’imaginer ma vie sans l’engagement (…). Sans lui, elle aurait été plus confortable, certainement. Mais peut-être avait-il fallu toute cette folie, cette perte de soi, cette exaltation, ce goût amer d’un lien transcendant, cette illusion de l’avenir, ce rêve obstiné, cette rationalité somptueuse mais contraire à toute raison raisonnante et raisonnable, toute cette haine, tout cet amour, cette tendresse pour les compagnons inconnus de la longue marche interminable, ces bribes de chants, de poèmes, de mots d’ordre lancés à la face du monde comme un appel d’espoir ou de détresse, cette souffrance sous la torture et l’orgueil d’y avoir résisté : peut-être avait-il fallu tout cela pour donner à ma vie une sombre et rutilante cohérence. Peut-être sans cette folie me serais-je éparpillé en petits malheurs et minimes bonheurs privés, au jour le jour d’une longue suite involontaire de jours qui auraient fini par me faire une vie. »