Ca pourrait être un polar comme les autres, avec leurs chefs de bande louches et leur petite famille, leurs exécutants minables et attachants, leurs poursuites en voiture à travers la ville, leurs meurtres et leurs enquêtes. Jonathan Lethem, révélé voici trois ans avec Alice est montée sur la table, ne manque d’ailleurs pas une occasion de lancer de tendres et respectueux clins d’oeil au modèle du genre (l’incontournable Grand sommeil du maître Chandler), et reprend consciencieusement les codes et usages d’un genre dont on le devine familier. Il y a cependant dans Les Orphelins de Brooklyn un détail qui, ajouté à l’humour décapant de l’auteur, leur donne toute leur originalité : le narrateur, Lionel Essrog, 33 ans, se trimbale « une tourette ». En clair : il souffre du syndrome de Gilles de la Tourette, maladie rare qui provoque des troubles obsessionnels compulsifs particulièrement démonstratifs (Lionel ne peut pas s’empêcher de tapoter les épaules des gens, de lisser leurs cols, et a même traversé une  » phase bisoutique  » au cours de laquelle il embrassait les joues de tout ce qui lui passait sous le nez) et, surtout, des accès de logorrhée inattendus et incontrôlables. Au beau milieu d’une phrase, il lui arrive ainsi de lâcher une bordée de mots involontaires truffés d’assonances, de déformations et de contrepèteries foireuses : on imagine tout ce que le facétieux Lethem a pu tirer d’une affection pareille, transformant son texte en festival de numéros verbaux délirants sans pour autant lasser une seconde (le traducteur Francis Kerline, à qui l’on devait déjà l’importation particulièrement délicate des grognements simiesques et autres néologismes hasardeux des Grands singes de Will Self, a remarquablement relevé le défi). Les petits problèmes nerveux de Lionel ponctuent et relancent ainsi sans cesse un récit policier par ailleurs adroitement mené, le romancier s’amusant des premiers et jouant des figures imposées du second avec une drôlerie efficace et un impeccable sens du rythme.

Lionel Essrog, donc : en plus de se coltiner une « tourette » carabinée, notre héros est sans père ni mère, et a grandi parmi ses semblables dans les chambres de l’orphelinat de Brooklyn, à New York (où est né et vit d’ailleurs l’auteur). Arrivé à l’âge de faire quelque chose de ses mains, il est embauché par Franck Minna, patron d’une agence de déménagement et de voiturage d’un genre un peu particulier : ses employés (les « Minna Boys », comme Lionel les appelle) transbahutent des tonnes de carton mais se doutent bien qu’il y a là-dessous des affaires un peu plus louches. Filatures, petites arnaques, combines de moyenne envergure : Minna et ses disciples font leur beurre aux marges de la légalité et forment une vraie petite famille (au moins pour ses orphelins d’employés), jusqu’à ce qu’une mission ne tourne mal et que le patron ramasse un mauvais coup. Le roman commence avec cette filature malchanceuse et leur meurtre de Minna, il continuera avec l’enquête solo confuse et délirante que mène Lionel, malgré (ou à cause de) sa tourette. Où l’on rencontrera un géant mal intentionné, un club d’adeptes de la méditation transcendantale, une poignée de femmes fatales, un portier malcommode et quelques autres du même tonneau. Une bonne dose de roman noir à la Hammett ou Chandler, une giclée de gags cartoons tout droit sortis de chez Tex Avery, quelques envolées verbales dignes des hurlements lettristes d’Isidore Isou : la recette Lethem ne manque de rien, et donne son goût comique et attachant à ces Orphelins de Brooklyn décalés et épicés, racontés par un héros « tourettique » (sic) absolument irrésistible. Bref, juste comme il faut.