Voici un livre qui fera du bien à tout le monde : aux initiés, évidemment, qui y traqueront le petit détail réaliste, garant de l’orthodoxie skinhead ; et aux profanes, qui auront l’occasion de se débarrasser de certains clichés. Avec Skinheads, John King (lire notre entretien) poursuit son travail d’exploration des subcultures britanniques, après les hooligans (la trilogie commencée avec Football factory) et les punks (Human punk).

Petit rappel, à toutes fins utiles : le mouvement skinhead est une évolution du mouvement mod, sa radicalisation en l’occurrence, en réaction aux hippies. Ouvertement prolétaire, il n’a pourtant rien de politique, en dehors de son attachement à l’Union Jack et aux valeurs ouvrières. Dans le roman de King, un trio de personnages symbolise différentes périodes du mouvement : Terry English, la cinquantaine, skin depuis 1969 comme la moitié des gamins d’Angleterre, inconditionnel de ska et de reggae, chemise bien repassée, Docs cerise et tonic suit ; Ray-le-cinglé, skin depuis le revival de 77 dans la foulée du punk, amateur de musique Oï (sorte de pub-rock boosté aux Sex Pistols), polo Lonsdale sous le bombers, jean délavé et Docs à bouts ferrés, hooligan à ses heures ; enfin Laurel, fils de Terry, ado un peu paumé opérant un étrange syncrétisme entre la tradition skin et la culture MTV, skateur en Fred Perry adulant Rancid, le groupe américain qui mélange lui-même hardcore, et ska, la boucle étant bouclée. Délesté des séquences de baston héroïques qui ont fait la réputation de Football factory, Skinheads fait l’apologie tranquille du mode de vie working-class au Royaume-Uni. Une tournée de pintes au pub avec les potes, un billard, un plat indien et le match du samedi, tout le bonheur simple de ceux qui ont appris à se contenter de peu et tiennent à vivre de la même façon que leurs aînés. Une philosophie naïve et dure à la fois, qui innerve la subculture skin. « Les skinheads maintenaient les principes établis par leurs pères, des hommes qui comprenaient l’importance qu’il y a à rester propre et à toujours se présenter sous son meilleur aspect, la nécessité pour un mec ordinaire de faire de son mieux dans la vie. Les skinheads étaient l’illustration de la Grande-Bretagne dans ce qu’elle avait de meilleur ».

Comme les subcultures mod ou casuals, le mouvement skinhead forme une tradition underground, la Tradition de ceux qui n’en ont pas, un ensemble de codes écrit nulle part, que l’on obtient par initiation dans le secret d’un pub ou d’une tribune et qui représente l’effort créatif de la classe ouvrière, son legs à la postérité. Quand les classes supérieures ont des traditions religieuses ou livresques qui font les manuels d’histoire, les opprimés ont des rites secrets qu’on n’apprend pas, sauf à les adopter soi-même. Or, une tradition qui ne se théorise pas fait toujours l’objet de contresens massifs de la part de ceux qui l’observent de loin. On sera surpris, en lisant John King, de l’absence de skins néo-nazis, cette sous-espèce au crâne blanc qui fait les choux gras du journalisme à sensation. Pour tout dire, elle n’apparait que d’une seule façon, sous forme de cauchemars dans le sommeil d’un Terry abruti de drogues pour soigner son cancer. Le bonehead (« crâne d’oeuf ») haineux et ultra-violent, mélange d’Orange mécanique et d’American history X, c’est la version dégénérée, délirante, sauvage et incontrôlée du skinhead originel en quête d’équilibre, qui promeut l’allure simple et droite et adopte cette logique empirique qui fait le bon sens britannique. Héritier du gentleman et du dandy, mais petit frère canaille du mod, il arpente une fine crête, sinueuse et glissante, sensible à l’appel des cieux (l’idéal éthique et esthétique) comme à celui du vide (le hooliganisme et le fascisme).

Au-delà du folklore, il y a ici la belle mélancolie d’un Terry vieillissant et malade, et la parano orwellienne d’un Ray toujours sur la corde raide, qui font de Skinheads un bon roman tout court, subtilement politique, comme un dernier portrait du prolétariat anglais qui, privé de son identité par la culture globale, se dissout par le haut et le bas, entre boboïsation et paupérisation. Un indispensable pour tous ceux qui n’ont jamais compris pourquoi Dieu ne les avait pas faits anglais. Oï oï !