« Lunes d’Encre » ressort régulièrement des titres du fond Denoël, en général des classiques (Fondation, H2G2…), et parfois, des perles oubliées, comme ce Grendel écrit en 1971 et traduit en 1974. Reprenant les personnages du vieux poème anglais Beowulf, il délivre une fantasy tragique, courte et pessimiste, plus proche du conte philosophique que de l’épopée. Dans la légende, Grendel est un monstre qui harcèle le royaume des Danois, et Beowulf, le guerrier d’au-delà des mers venu le défaire. Le premier symbolise le chaos, le fond primitif et la défaite de la raison, et le second l’épée de justice, héraut de l’ordre et de la lumière dans un monde préchrétien.

John Gardner inverse donc la perspective : Grendel est écrit du point de vue du monstre, et passe la légende au filtre nihiliste. Les contes, les chants, et les poèmes qui célèbrent les idéaux moraux ne sont que des mensonges destinés à masquer une réalité dénuée de sens : « Je compris que le monde n’était rien : un chaos mécanique de forces brutes, hostiles, aléatoires, sur lesquelles nous plaquons stupidement nos espoirs et nos craintes ». Le monde n’est pas un kosmos, une totalité organisée, mais un khaos, une confusion absurde d’éléments, sans ordonnancement. Grendel le mangeur d’hommes, craint de tous, erre dans l’abandon et l’ennui, et prononce l’insignifiance universelle. Disciple sans le savoir de Lucrèce et Montaigne, il développe une vision tragique de l’existence (au sens de Clément Rosset), d’où toute joie est cependant absente.

Le roman est d’autant plus poignant qu’il traduit les drames intimes de l’auteur. Grendel prend conscience de l’acosmie du monde le jour où sa mère ne peut répondre présent à ses appels à l’aide : sans cette présence familière qui adoucit l’univers, ce dernier n’a plus de loi, de figure, il est un immense chaos livré au hasard et à la folie. Or, Gardner lui-même fait très tôt l’expérience douloureuse de la perte et de l’absurde : enfant, il tue accidentellement son frère alors qu’il conduit un tracteur. Et le monde, dès lors, ne semble être pour lui qu’une somme d’accidents dont n’émerge aucun ordre. Colérique, irrationnel, fautif, Grendel est à l’image de John Gardner lui-même, hanté par la figure de Caïn. Résultat : cent cinquante pages de désespoir brut, et un livre coup-de-poing qui assomme littéralement.