« Le mauvais livre d’un grand écrivain » : c’est à peu près le mot que l’on fit passer lorsqu’en 1966, à l’âge de 70 ans, Dos Passos fit paraître cette Belle vie (The Best times) au titre passablement mensonger. Rien ne respire en effet l’enthousiasme dans cette autobiographie à la fois incroyablement sobre (François Weyergans y revient longuement dans son introduction) et étrangement partielle ; l’écrivain choisit de s’arrêter aux années 30 et de ne pas toucher mot de ce qui vint après, laissant de côté ses activités de correspondant de guerre, sa présence au procès de Nuremberg (ses articles de l’époque ont été recueillis en un volume), la tragique disparition de son épouse dans l’accident de voiture qui l’éborgna ou encore cette évolution politique qui lui fit perdre l’admiration intéressée d’une partie du public et de l’intelligentsia -française, notamment. Sartre en avait fait « le plus grand écrivain de notre époque », et avait sans doute jubilé de bienveillante complicité lorsque Dos Passos prit activement parti pour Sacco et Vanzetti, publiant son poème Face à la chaise électrique la veille de leur exécution ; il l’oubliera tout aussi vite lorsque, penchant de plus en plus vers la droite républicaine, le même Dos Passos s’abstint de condamner le McCarthysme et finit par soutenir la présence américaine au Viêtnam. Beaucoup imitèrent le fondateur des Temps modernes et, au tournant des années cinquante-soixante, décrétèrent l’auteur de Manhattan transfer infréquentable, préférant sans doute spéculer sur les vertus du paradis stalinien plutôt que de lire Milieu de siècle, roman dont Weyergans affirme qu’il n’est en rien inférieur à la cultissime trilogie USA (42e parallèle, 1919 et La Grosse galette, publiés entre 1930 et 1936 et aujourd’hui réunis dans la collection Quarto). « Un jour, poursuit-il dans son introduction, il faudra essayer de comprendre pourquoi l’oeuvre de Dos Passos est provisoirement dédaignée. Ce n’est pas grave. Elle existe. Les livres n’ont qu’à être réédités, mieux diffusés, traduits, retraduits. »

Un souhait qu’on ne peut que partager et que réalise partiellement cette reprise d’une Belle vie qu’on aurait tort d’imaginer, en se fiant à son seul titre, comme un petit bréviaire du bonheur des années folles (méprise que propage étrangement le quatrième de couverture en évoquant « Paris et la Côte d’azur, le jazz et les bistrots, les lacs italiens et les fêtes de Barcelone, les promenades et l’écriture », bref, « le bon temps, la belle vie »). Ni rediffusion nostalgique du film du début de siècle, ni témoignage exhaustif sur l’atmosphère d’une époque, les sept chapitres de cet informal memoir sont plutôt des tranches de passé froides et rigoureusement mortes, qu’il met en lumière avec une distance un rien austère et un rejet total de la confidence et du dévoilement intime. Weyergans remarque à juste titre comment rien n’y transpire de la vie privée de l’écrivain, sinon par bribes presque anodines et insignifiantes ; Dos Passos oublie à peu près complètement de nous parler de l’écriture de ses grands romans et des étapes de leur publication, résume en un paragraphe (!) sa rencontre avec James Joyce à Paris, donne de Francis et Zelda Fitzgerald des portraits sans fioritures, droits, presque ternes. « C’est dit sur un ton de mode d’emploi de médicament, observe le préfacier. Il y a peu d’écrivains qui, comme lui, ont renoncé à Dieu à ce point, et renoncé à confondre le style et les tranquillisants. L’émotion n’est pas dans le texte. » Autant dire qu’on ne lit pas tout à fait cette Belle vie comme on lirait un roman ; il faut s’accrocher, se faire peu à peu à ce ton de quasi-documentaire, instiller aux phrases sèches de l’écrivain le supplément d’âme qu’il n’a pas voulu y mettre en en tirant soi-même les conclusions. Ce n’est assurément pas de tout repos, mais cette étrange conception de l’autobiographie, ajoutée à la stature incontestable de cet écrivain majeur du XXe siècle, méritent bien un petit effort.