Un an avant Catch 22 de Joseph Heller et trois avant V de Pynchon, il ouvrit une nouvelle ère de la littérature américaine : fossoyeur du réalisme social, farce démesurée, métafiction graveleuse, Le Courtier en tabac fut en 1960 le premier événement des sixties. Il mêle en une symphonie culte la parodie (des grands romans historiques), l’hommage (aux comiques du XVIIIe et à l’inextricable embrouillamini du Tom Jones de Fielding) et le détournement (des mythes américains et d’une flopée de genres littéraires canoniques) dans une œuvre hors concours, pédante et rocambolesque, lubrique et érudite. Son héros : Ebenezer Cooke, personnage réel dont on ne sait pas grand chose sinon qu’il publia en 1708 un long poème considéré comme la première satire américaine, The Sot-weed factor. Barth recycle l’oeuvre et l’auteur (comme Nabokov dans Pale fire, un de ses modèles avec Borges) pour en tirer cette fabulation sur le thème de l’innocence et de l’expérience. Les aventures d’Ebenezer, puceau trentenaire et poète dans l’âme, commencent lorsqu’il retrouve son ancien précepteur, Henry Burlingame III, grand lecteur et chaud lapin, disciple de Newton et transformiste de génie. Expédié au Maryland par son père pour y gérer une exploitation de tabac, il s’en fait nommer « Poète-Lauréat », se voit commander un poème narratif à sa gloire et, après avoir manqué perdre son pucelage auprès d’une catin nommée Joan Toast, fait finalement voeu de virginité pour le restant de ses jours. Il traverse enfin l’Atlantique et échoue sur les côtes américaines : putains, pirates, coquins et autochtones l’y dégoûtent du Maryland, empilement de bordels et de tripots infestés par la vérole ; il abandonne son projet d’ode pour une satire caustique –Le Courtier en tabac, donc. Et Barth de railler en filigrane les prétentions littéraires d’une jeune Amérique obsédée par l’idée de faire jeu égal avec le Vieux Monde en fait de lettres (marotte qui la hante jusqu’au XIXe) et celles d’un Ebenezer déconfit que l’expérience transforme « en l’écrivain qu’il avait cru être dans sa naïveté ». Comme dit Burlingame, « plus d’un chemin mène au bois ».

Il faut encore évoquer le Journal de l’aïeul dudit, dont Barth distille de savoureux extraits : en réécrivant les récits du navigateur Smith (le récit originel de l’Amérique), il démolit gaiement la légende coloniale, fait du fier explorateur un obsédé sexuel de premier ordre et de la princesse Pocahontas une vierge impénétrable qu’il déflorera grâce à une aubergine. Soit une relecture paillarde des mythes natifs de la nation, dans l’emballage archaïque d’un style suranné, complexe jusqu’à l’invraisemblance et irrésistiblement grivoise. Rabelais y rencontre le XVIIIe anglais de Sterne et Fielding dans une gigantesque parodie qui lança la mode des westerns travestis et ouvrit la voie aux absurdist fables dont Pynchon sera l’un des hérauts. Cultissime.