Voici l’anti-rapport Starr, l’encyclopédie clandestine des années Clinton, le bréviaire de la génération turlutte : il n’aura pas fallu moins de cinq cent cinquante pages à Joe Eszterhas, routier soixante-huitard devenu multimillionnaire grâce à la touffe de Sharon Stone, pour boucler cette enquête obsessionnelle au cœur de l’imaginaire collectif américain et, plus crûment, du caleçon de celui que Jann Wenner appela le « premier Président rock’n’roll » de l’histoire des Etats-Unis. Récit à la mode gonzo de la plus fameuse histoire de fesses du xxe siècle, ce pavé foutraque et persifleur laisse le choix : racolage pathétique abreuvé à l’égout de ragots scabreux ou brillant document mêlant faits et fictions dans une impressionnante tentative de mettre à nu le cas Clinton et de disséquer les ressorts d’une affaire qui, glorieuse ou pas, marquera à jamais son mandat ? Les coulisses inavouables du pouvoir politique ont toujours été l’une des zones d’ombre favorites des hérauts du nouveau journalisme et ont, de fait, généré quelques-uns des plus grands classiques de la littérature américaine contemporaine. Après Tom Wolfe relatant la campagne et la victoire de Carter puis s’attaquant aux années Reagan pour en tirer son immense Bûcher des vanités, après Kennedy inspirant Ellroy et Mailer vomissant Johnson, c’est donc Eszterhas qui radiographie son pays et se penche sur le cas de son quarante-deuxième président, histoire de voir pourquoi et comment « Bill Clinton était la tache suspecte sur les draps de l’Amérique ». Avec Clinton, c’est toute une génération qui s’installe à la Maison Blanche : celle d’Eszterhas, justement, pilier du magazine Rolling Stone, chantre de la contre-culture sixties, adepte des substances hallucinogènes et promoteur invétéré de la liberté sexuelle. Comme il l’explique d’ailleurs très bien, « nous autres, les ex-soixante-huitards, nous étions convaincus que la pipe était le legs de notre génération à la culture populaire américaine. » En estompant ses convictions de jeunesse et, pire, en refusant publiquement de reconnaître la toute-puissance de sa braguette, le « premier Président Playboy » (dixit Hugh Hefner) en lequel tant d’espoirs ont été placés a trahi les siens.

Tout y passe : le synopsis de l’affaire Lewinsky, comme celui d’un bon western, mêle les bons et les méchants, les têtes d’affiche et les seconds rôles piteux ; on croise en vrac Hillary et Monica, le procureur Starr et Larry Flynt, Bob Dole et Ross Perot, l’espionne Linda Tripp et le fidèle Steven Spielberg. Du cigare à la robe bleue (« cette toute simple robe de bureau allait aussi passer pour l’un des symboles les plus chargés d’érotisme de la culture populaire récente »), des antécédents familiaux aux tractations politiciennes, rien ni personne ne manque à cette saga invraisemblable au cours de laquelle l’auteur lâche parfois la bride au malade mental qui est en lui avec quelques chapitres présentés dans une typographie particulière : ce double « bourré d’hallucinations et de fantasmes » ne recule devant rien, fait allègrement parler le pénis présidentiel ou la conscience de Kenneth Starr. Odieusement racoleur, joyeusement rock’n’roll. Vendue à plus de deux cent mille exemplaires aux Etats-Unis, cette énorme odyssée glamour a tout de même du punch. Clinton a finalement donné à Eszterhas son meilleur scénario.