Il arrive que l’opinion fasse d’un fait divers le modèle d’un genre, une référence exemplaire d’horreur, d’incompréhension ou de fatalité : le massacre de Columbine, en 1999, en est un exemple. Ont suivi livres (Dennis Cooper avec Défaits, Douglas Coupland avec Hey Nostradamus ! -cf. Chronic’art #13 en kiosque), films (Elephant, de Gus Van Sant, pour n’en citer qu’un), essais en tous genres et même variantes, comme ce Project X où seuls changent le lieu et l’époque : Shepard sort du document, pour entrer dans la fiction. Son originalité se tient dans le traitement du sujet, par un récit méthodique et lumineux. On croit à une implacable froideur, à un cynisme exacerbé ; on se rend vite compte qu’il n’en est rien. Loin du rôle d’observateur, Shepard suit sa voie et plonge dans les tréfonds d’un esprit adolescent : il suit pas à pas ses balbutiements, ses angoisses, ses incertitudes, dépeint son mal être, son mépris de lui-même. Si on attendait des explications à Columbine, celle de Shepard est terrible. L’Amérique, sur ses traces, découvre que, promenés sans repères entre normalisation excessive et permissivité insensée, tous ses enfants peuvent se perdre.

La voix qui retrace les faits est celle d’Edwin. Adolescent solitaire, sa singularité pas vraiment recherchée, le mépris de surface qu’il affiche vis-à-vis du monde entier, sa fascination pour une société dont il se sent exclu sont autant de tares qu’il tente de surmonter. Risée de ses camarades parfaitement intégrés, il se considère comme un minable, un loser, « le type à qui on pense quand on a besoin de se remonter le moral », dont on ne peut jamais rien attendre. Persuadé que le monde entier irait mieux si il était mort, Edwin traîne son mal de vivre et trouve sa seule échappatoire dans une amitié exclusive avec son voisin, Flake. Ensemble, Edwin et Flake sont un groupe, car « tout le monde est dans un groupe. Au sommet il y a les sportifs. A côté, les Buffy, l’air tout droit sortis d’une série télé. Derrière les Buffy, les types qui ont l’esprit de l’école. Derrière eux, les artistes. Derrière eux, les types qui sont bons dans une vraie matière. Derrière eux les rebelles. Derrière eux, les tox. Derrière eux, les types que personne ne remarque. Derrière eux, les allumés. Derrière eux, les tarés. Derrière eux, les gogols et les types à qui ils manque une mâchoire ou un truc du genre. Derrière eux, nous. Nous sommes un groupe de deux ». Et ce groupe singulier, au terme d’errances contrariées, d’innocentes vengeances avortées, décide de planifier quelque chose qui comptera vraiment : le Projet X.

Edwin se livre, raconte le lent écoulement des journées, ses rêves d’intégration, son amour pour sa famille, sa peur de la perdre, son incapacité à se faire comprendre, ses sursauts de révolte. Rien à première vue qui le prédestine à organiser une tuerie. Flake, lui, semble être son âme damnée, qui le pousse sans cesse en avant, seulement parce que Shepard n’entre pas dans les méandres de son esprit et ne prend pas la peine de renverser sa façade bancale de cynisme et d’arrogance. Finalement, c’est de leur trop plein de malaise que jaillissent des réactions en chaînes. L’obsession s’ancre dans les esprits, une ultime impulsion pousse à l’action, selon une logique idiote : il ne faut pas faillir. « Si il y va, j’y vais. Je ne resterai pas le dernier ». Il en faut pourtant un.

Avec ces deux personnages, Jim Shepard incarne la dérive de désirs et de rêves caractéristiques du spleen adolescent qui, ici, ne connaissent plus de limites. Parce que personne ne parle et que les moyens de satisfaire n’importe quelle pulsion sont là, parce que même si Edwin et Flake ont tout pour être des ados comme les autres, une barrière de solitude et de jusqu’au-boutisme érigée entre eux et le monde est là, qui transforme l’histoire en enjeu de vie et de mort. On voit venir la fin, alors qu’il semblerait si simple de tout arrêter. Le romancier américain raconte tout avec une crédibilité glacée, un désarroi tangible, une immense pudeur, dans un texte d’une absolue justesse. Il reprend la symbolique d’un malaise ancré dans toutes les villes tranquilles d’une Amérique modèle : il n’y a plus d’endroit protégé. N’importe qui peut sombrer sous les coups de déviances encore insoupçonnées ou de violences exacerbées.