Armé d’une lucidité encombrante (cherchée notamment dans l’ivresse) qui jamais ne le quitta, le stratège Guy Debord avait à peu près tout prévu de l’état actuel du monde. Sur-représentation et médiatisation systématique entre les individus, accélération des métamorphoses de la société marchande, catastrophes en tous genres (écologiques ou autres), opacité de l’information, impossibilité de déterminer le vrai du faux, sont les thèmes majeurs au cœur de sa dialectique. Bref, un monde prenait fin, et il nous en entretenait. Non seulement personne n’écouta, mais pas grand monde ne comprit les enjeux posés. A cela plusieurs raisons, dont celle-ci : le moine-soldat Debord n’avait pas sous-estimé la tentative de récupération et de neutralisation dont il allait faire l’objet ; il prit donc un malin plaisir à rendre obscurs ses livres.
Cinq ans ont passé depuis son suicide, des commentaires plus ou moins hasardeux (plutôt plus, soyons juste) de sa vie/son œuvre sont disponibles sur la place publique, et le voile n’est toujours pas levé. C’est bon signe. En parlant « d’œuvre », il faudrait immédiatement penser à remettre en cause son statut même. Car pour qui sait la lire -il faut pour cela avoir un goût prononcé pour l’effort et ne pas hésiter à se replonger dans les classiques-, cette œuvre, donc, recèle de trésors insoupçonnés. Sa présence n’en est que plus vibrante. Tout en se gardant bien de toute forme de mythification, Jean-Marie Apostolidès est allé puiser la matière de son essai dans des sources encore inexplorées. Son portrait de Guy-Ernest en jeune libertin s’attache ainsi aux deux romans publiés par Michèle Bernstein au début des années 60, mais aussi à d’autres œuvres détournées par le couple Bernstein/Debord. Réévaluer les thèmes explorés par ce dernier, dresser de nouvelles perpectives entre les différents arts qu’il a exercé pour éclairer l’ensemble de l’œuvre, telle est l’ambition de cet essai en deux parties.

La première ressemble trop à un cours de littérature comparée pour nous emballer, malgré les informations divulguées. Alors que la seconde nous ravi. Cette conception très personnelle de la recherche et des connexions à établir, ponts jetés par-dessus le temps, mérite qu’on s’y arrête. On ne peut adhérer à tout (Debord était-il vraiment si impliqué dans les événements de 68 ? L’analyse psychanalytique du « Père » vaut ce qu’elle vaut…), mais tout retient notre attention. Et si « aucun livre ne contient la vérité du temps (…), quelques volumes essentiels permettent de l’entrevoir ». Sur le personnage Debord et les méthodes employées par ce dernier (voir les longs passages sur le principe de « détournement »), ce livre, sans conteste, y contribue. Nous voyons un autre mérite aux Tombeaux de Guy Debord : le fait que son auteur répète -différemment- un certain nombre de choses dites par Debord lui-même, c’est en quelque sorte les rendre de nouveau possible. Et évoquer de nos jours une pensée imprégnée de culture « héroïque » et dominée par la mort afin de mieux rendre compte de ce qu’est réellement la vie, voilà qui n’est pas donné à tout le monde. Debord nous a révélé la part de négativité absolue de nos vies. Reste aux survivants, sur ces cendres, à dispenser un discours honnête et « positif » et à agir en conséquence pour que tout reprenne sens.