Une chose est sûre : Jean-Jacques Pauvert aura beau avoir publié ses mémoires, les affirmations les plus saugrenues continueront d’être avancées quant à son rôle dans la Résistance ou son emprisonnement « en Allemagne » (sic). Surtout, il portera ad vitam aeternam le sceau du sulfureux pour être l’homme qui a édité Sade, Histoire d’O, Bataille et Le Con d’Irène, des textes devenus incontournables et que l’on peut citer sans rougir. En réalité, il faudrait plutôt dire que Pauvert est celui qui a donné une place digne à la littérature érotique en France. Dans la célèbre collection qu’il dirige aujourd’hui à La Musardine, il met en avant des auteurs aussi fascinants que Baffo, Pierre Louÿs ou Boyer d’Argens, les sortant ainsi des catacombes de la littérature pour public averti. Le qualificatif « sulfureux » demeure donc un peu court au vu de la tâche accomplie. Certains clichés ont la vie dure… Preuve en est l’image de héraut de la lutte contre la censure que lui accolent la plupart des journalistes : il se trouve, à bien le lire, que la censure qu’il décrit n’est pas celle contre laquelle tous s’insurgent. Il ne sera pas facile pour tout le monde de l’admettre : les plus ardents censeurs de la période 39-49 furent les communistes, la censure n’étant pas seulement une pratique venant de la bourgeoisie ou de la droite « réactionnaire ». On fait également souvent omission de la singulière solitude dans laquelle se trouva Pauvert pour défendre ses choix éditoriaux. La lutte contre la censure n’est pas un mouvement dont il serait un chef de file : Pauvert n’incarne, pour ainsi dire, que sa propre conception de la liberté éditoriale. Il faudra attendre 1956 et L’Affaire Sade pour voir des intellectuels témoigner en sa faveur (en l’occurrence Breton, Paulhan et Bataille).

Jean-Jacques Pauvert figure une idée de l’édition assez éloignée de celle qui prévaut aujourd’hui, même si tout le monde déclare y voir un modèle d’honnêteté intellectuelle et professionnelle. Le scandale de 1965 reste ainsi tristement actuel. Reprenant le mot de Gide, Pauvert déclarait alors : « Le métier d’éditeur consiste à refuser » et distinguait deux types de maisons : celles qui publient beaucoup sans trop y regarder et celles qui éditent en moindre quantité mais avec circonspection et foi en leurs titres (à la lumière de ce jugement, le choix de Viviane Hamy pour l’édition de ces mémoires ne surprendra personne). Le constat de Pauvert ne relevait pas d’un angélisme lancinant consistant à « classer les mérites des entreprises inversement à leur taille » : non seulement parce qu’il gardait à l’esprit la remarque de Queneau, selon laquelle la publication de grandes quantités de titres médiocres autorisait celle de livres de qualité, mais aussi parce que son jugement ne s’attachait finalement pas tant à l’idée que telle ou telle maison publiait des choses dispensables qu’au fait qu’elle publiait trop. Ce que souligne idéalement la conclusion du chapitre consacré à cette période : « fallait-il pour cela abattre tant de forêts ? ». La Traversée du livre décrit un parcours unique en son genre, une vie professionnelle qui ne prend sens, ne tire sa teneur, que de la personnalité même de celui qui la mène. Ce sont toutes les strates du métier du livre (de l’édition à la librairie en passant par la conception des maquettes et l’innovation typographique) que la vie de Jean-Jacques Pauvert invite à découvrir selon la sensibilité et l’originalité propres à l’auteur. Une leçon d’histoire sur ce que fut le monde des lettres entre la seconde guerre mondiale et 1968.