Tout un pan de l’histoire de la francophonie demeure méconnu du public : celui de l’Egypte, de l’Entre-deux-guerres au tout début des années soixante. Des noms d’écrivains ont certes passé la rampe : Edmond Jabès, Albert Cosséry, Joyce Mansour, Andrée Chedid…, le plus souvent raccordés au surréalisme. Mais on ne sait pas grand-chose de ces dandys progressistes en tout genre, artistes, muses et intellectuels de la haute bourgeoisie qui firent du Caire et d’Alexandrie de petits Paris langoureux et monosaisonniers d’outre-mer.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Egypte attire grand nombre d’hommes de lettres occidentaux, français (Duhamel, Gide, Michaux, Etiemble, Grenier…), mais également anglo-saxons, dont le plus fameux est sans conteste Lawrence Durrell. Son Quatuor d’Alexandrie (quatre tomes publiés entre 1957 et 1960 et traduits en français) demeure sans doute à ce jour la plus subtile étude de cette société cosmopolite aussi miraculeuse qu’éphémère, éclose à la faveur du développement commercial maritime de l’Egypte, sous le règne de Fouad, et progressivement dispersée aux quatre coins du monde avec l’arrivée au pouvoir de Nasser, en 1952.

Jean-Charles Blanc n’est, quant à lui, ni égyptien, ni écrivain, et n’a d’autre rapport avec la période évoquée que son héritage, en 1983, d’une valise pleine de lettres et de photographies ayant appartenu à l’une des figures majeures de la crème alexandrine de l’époque : Marthe El Kayem (1907-1983). Femme raffinée et secrète, issue d’une haute lignée malgache, elle est celle qui inspirera à Durrell sa Justine, du tome éponyme du Quatuor.

Le livre de Blanc, qui n’a d’autre prétention que de raconter, par petites incises pudiques, l’histoire de cette femme à partir des multiples correspondances inédites et effets personnels retrouvés dans sa valise d’éternelle nomade, a tout le charme de ces reconstitutions fascinées et gratuites de vies d’anonymes qui, bien souvent, s’apparentent à une quête personnelle.
Son travail repose notamment sur les lettres retrouvées de trois poètes à Marthe, qui furent tous, à des degrés divers, ses soupirants : Georges Schéhadé, Georges Henein et René Char. Si la chose ne manquera pas d’allécher en premier lieu les amateurs de Char ou de Schéhadé (toutes ces lettres, reproduites intégralement, sont inédites), il convient de porter une attention toute particulière au moins célèbre des trois, Georges Henein, transfuge trop oublié du surréalisme dont le verbe inouï n’a, n’ayons pas peur des mots, rien à envier à l’intransigeante splendeur de Char.