Au risque de provoquer de graves troubles psycho-physiologiques chez les lecteurs prônant le strict respect des lois grammaticales et morales dans l’écriture romanesque, Alison, New Yorkaise de vingt ans, raconte sa vie. A la manière d’un Mathusalem fourbu par une longue existence riche d’enseignements, disposant du recul nécessaire à l’objectivité, elle scande son récit d’un synthétique et récapitulatif « c’est toute ma vie ».

Alison, qui rêve d’être actrice, a une sainte horreur du mensonge. Jay McInerney nous livre, à travers elle, une nouvelle mouture du paradoxe du comédien : « jouer la comédie, ça consiste à être fidèle à la vérité de ses sentiments » alors « qu’on dirait bien que la vraie vie consiste à mentir et à être hypocrite ». Aux yeux d’Alison, le jeu du plus talentueux des acteurs est infiniment plus sincère que la plupart des sornettes qu’on lui débite quotidiennement. De ce point de vue, le comédien s’apparente au romancier, autre menteur épris de vérité. Jay McInerney dévoile l’envers du décor du monde des yuppies et de la jeunesse dorée américaine, le toc de la mythologie des années 80. Il nous présente les golden boys comme des mort-vivants, des « épaves frissonnantes » au cerveau retourné par la drogue, ultime stimulant, avec l’argent, qui les maintienne tant bien que mal en vie. Sur ces prémisses – le cimetière des valeurs morales et le règne de l’argent et de ses symboles -, Bret Easton Ellis avait construit avec American Psycho l’hypothèse d’un golden boy tueur en série d’une rare barbarie.

Dans Toute ma vie, Jay McInerney semble vouloir opposer un antidote à la contemplation extatique du néant. Alison incarne un courant de vie invraisemblable dans cette petite société de moribonds. Sa parole transfigure le sordide en comique, son humour cinglant et dévastateur s’attaque impitoyablement aux faiblesses de notre époque, hypocritement drapée derrière un voile de vertu. L’authenticité est la seule valeur qu’elle respecte. Tout le reste n’est que poudre aux yeux, cache misère. En ce qui concerne l’amour et le bonheur conjugal, son jugement est sans appel : « qu’on me montre un ménage heureux, et je vous ferai voir une imbécile et un hypocrite, ou vice versa, le genre, ne m’attends pas ce soir, chérie, j’ai une réunion au bureau. D’accord, mon chéri, mais ne te surmènes pas ». Mais cette jeune furie est fragile, comme se plaisent à le lui rappeler ses copines, toutes plus déchaînées les unes que les autres, en lui tonitruant cette chanson d’Elvis Costello qui porte son nom : « Alison je sais que ce monde te tue ». Elle est pourtant le dernier être vivant au pays des zombies.

Fabrice Deleplanque