C’est un travail tout à fait remarquable qu’ont commencé voici trois ans les éditions du Dilettante en rééditant, un à un, les romans publiés par Jacques Chauviré chez Gallimard entre 1958 et 1980. Le pari n’était pas gagné d’avance, ce que reconnaissait d’ailleurs l’éditeur, non sans une certaine amertume, sur la couverture de Partage de la soif, en 2001 : « En 1990, en publiant un recueil de nouvelles inédites, le Dilettante tente sans grand succès de faire connaître cet auteur confidentiel. Dix ans plus tard, on persiste en rééditant son premier roman… ». Il n’en est pas moins en passe d’être gagné, le nom de Chauviré sortant depuis quelques temps de l’anonymat pour s’imposer parmi ceux des plus remarquables écrivains de la seconde moitié du siècle, toute confidentielle qu’ait longtemps pu rester son oeuvre.

Né en 1915 dans l’Ain, Chauviré ne connut jamais son père, tué lors de la grande guerre ; on ne peut s’empêcher de songer à Camus et d’expliquer ainsi, au moins partiellement, la sensibilité et l’intelligence commune qui s’exprimera plus tard dans leur longue correspondance. Ce fut aussi le cas de Jean Reverzy, l’auteur du Passage (1954) et du Corridor (1958), dont Chauviré fut le condisciple à la faculté de médecine de Lyon. Après ses études, Chauviré s’installe à Neuville-sur-Saône : il y exercera comme médecin généraliste durant quatre décennies et y vit encore aujourd’hui. A la fin des années cinquante, il écrit à Albert Camus, engageant une correspondance dont on trouve l’écho romancé dans ses livres (Paul Kramer dans Partage de la soif, qui perd son pseudonyme et se dévoile sous son vrai nom dans les Passants) ; c’est lui qui fera publier chez Gallimard son premier roman, Partage de la soif, en 1958. Suivront cinq autres romans dont, en 1977, Passage des émigrants : l’histoire, à la fois terriblement commune et infiniment profonde, de quelques-uns de ces « émigrants » qui, au crépuscule de leur vie, commencent leur douloureux voyage vers la mort. Ils se retrouvent dans une résidence spécialisée dont Chauviré, à travers un couple de vieillards comme les autres, les Montagard, raconte le fonctionnement et l’atmosphère. Comme dans Partage de la soif et Les Passants, l’auteur a recours à son double littéraire, le docteur Desportes, médecin lui aussi, observateur patient et mélancolique du destin de ces êtres en fin de parcours dont il a la charge. « Quant à moi, affirme Desportes, la vieillesse me passionne. Grâce à son étude, on parvient à l’approche d’une vérité, de la vérité ».

Le style paisible et sans affectation de Jacques Chauviré recèle un rythme et un balancement significatifs de son art consommé de l’écriture. Comme les précédents, ce roman masque sous la dimension anodine des événements qu’il raconte (la vie banale de personnages sans particularités, d’un hospice parmi cent autres, d’une région rurale française clairement identifiée) une conscience aiguë du tragique de l’existence terrestre et de l’insaisissable sens de la vie humaine, s’il y en a un. « Le monde existe, nous y sommes et c’est tout », lâche Desportes à la fin du livre. Chez Chauviré, le médecin et l’écrivain se mêlent, littérature et médecine amenant à scruter et à comprendre la même mélancolie. On retrouve dans Passage des émigrants plusieurs autres thèmes récurrents dans l’oeuvre de Chauviré, thèmes qui font de ses livres des « livres gris », comme lui-même les qualifie : l’urbanisation et l’avènement de la civilisation des loisirs (ici traité au travers du développement du tourisme balnéaire à proximité de l’hospice), une propension à la tristesse qui s’étend au climat lui-même (« le jour était gris »), l’individualisme et le délitement des liens sociaux (on ne peut s’empêcher de penser, trop facilement peut-être, à l’actualité récente : « La vieillesse n’intéresse au fond personne. Les vieux sont devenus les asociaux de notre temps car chacun les juge encombrants bien qu’inoffensifs »)…

Chauviré, de son propre aveu, se sent des affinités avec un Hyvernaud, un Jean Forton, un Paul Gadenne ; le malaise dans lequel baignent ses héros, leur incapacité à faire partie d’une communauté évoquent aussi les romans d’Emmanuel Bove, dont son style le rapproche. Passage des émigrants vient à nouveau rappeler l’envergure secrète d’un écrivain discret et élégant, dont le véritable sujet aura finalement toujours été, et tout particulièrement ici, la conscience de la mort. Conscience inhérente à toute vie, et que la vieillesse rend simplement plus intense, jusqu’au désespoir. « Tout corps prépare sa propre déchéance. La mort n’est qu’un suicide méconnu ».