Est-ce parce que Partage de la soif fut édité pour la première fois par Albert Camus, en 1958, aux éditions Gallimard, que nombreux sont ceux qui comparèrent les œuvres de Chauviré à L’Etranger et à La Chute ? Est-ce parce que les styles des deux hommes partagent une même netteté, une semblable précision et que leurs univers dévoilent des personnages qui ne parviennent jamais à s’extraire de la gangue d’un quotidien où les regards des autres et les duretés des paysages les maintiennent prisonniers ? La comparaison n’est pourtant ni exaltante -le Camus des Noces et d’Eté est plus abouti- ni pertinente : Partage de la soif mène le récit et le lecteur plus loin que ne le faisaient L’Etranger et La Chute.

Partage de la soif met en scène un homme banal, Desportes, engagé grâce à son beau-père comme médecin d’une usine où le directeur le veut docile et où les ouvriers se méfient de lui (tout médecin appartenant a priori à une classe ennemie). Desportes épouse pourtant la figure même d’un déclassé : son quotidien piétine dans une petite maison presque délabré dont sa femme a honte, à tel point que, poussée par ses parents, elle le quittera rapidement. Homme sans opinions préétablies, Desportes est aux prises avec des interlocuteurs qui, toujours, se saisissent de ses pensées pour les enclore dans des cadres. Soutient-il au directeur de l’usine que les conditions de travail sont dangereuses, il est immédiatement soupçonné d’être communiste et révolutionnaire. Explique-t-il à l’un des ouvriers qu’ils ne présentent pas correctement leurs revendications, il est alors accusé d’être complice de la direction.

L’écriture est magnifique, en parfait équilibre sur le fil du réalisme et du poétique, qui parvient à réunir dans un même cheminement la description de l’action, le psychisme qui la sous-tend et la beauté qui, malgré tout, s’y trouve : « Derrière les vitres des volets, sous l’éclairage des lampes fluorescentes, l’alignement des fils émergeant des bains acides montait vers les poulies de verre. Dans la perspective de l’atelier j’ai surpris la lente déambulation, elle aussi parallèle, de ces hommes et j’ai remarqué qu’en chaque instant leur marche les conduisait en des points symétriques. Etait-ce par automatisme ou par simple désir de ne pas perdre de vue l’image floue de l’autre à travers la buée des carreaux ? La géométrie était la seule loi de cet espace et nulle pensée ne pouvait échapper à la blessure de cette rigueur. » Par la simple description des déambulations du médecin à travers les ateliers, Jacques Chauviré dresse le constat net, sans rage ni misérabilisme, de l’univers de l’usine, où derrière les actes apparaît « le sentiment communautaire d’une même servitude », derrière la monotonie des heures « la trame du renoncement quotidien » que la nécessité tisse.

Un seul homme éclaire le récit de sa lumière de juste : Manuel, ouvrier pur, marqué par la nostalgie de la guerre civile espagnole (« Le « No Pasaran ! » des défenseurs de Madrid sonnait dans sa bouche comme un flot caillouteux, à la fois rauque et chantant ») pour qui haïr l’argent n’est que la base d’un engagement où l’essentiel doit être de parvenir à aimer les hommes. Si Desportes ne parvient pas à donner sens à ses pensées ni à son métier, il acceptera finalement de faire croire à Manuel que la vie d’un ouvrier qu’il vient de sauver constitue un acte suffisant pour justifier son existence et son action. Par ce mensonge, « indispensable à entretenir l’espérance de ceux qui (…) plaçaient au-dessus de tout la vie qu’ils savaient perdue d’avance », il entre, malgré lui, dans la réalité.