Ceux qui affectionnent encore le genre paroxysme continu en littérature ne seront pas déçus par Ange exit. D’autant qu’ils disposeront, entre autres alibis, de celui de l’identité de l’auteur : fils d’un célèbre dissident du Printemps de Prague, Jáchym Topol a d’abord, pour beaucoup, le mérite d’officier dans un ex-pays communiste encore loin d’être sorti de l’auberge. Nous n’insinuons pas pour autant que celui-ci, au même titre que son héros double d’Ange exit, Jatek, n’a pas de bonnes raisons d’aller mal : « Le sang, il le voyait, c’était une espèce de couche rouge, comme une taie sur l’œil gauche. Puis sur le droit. Avant, le sang tombait du ciel, il lui tombait dans les yeux. Il avait envie de reculer, de se rouler en boule autour de ce rouge, ce point qui s’étendait brusquement à travers sa rétine, de le ceinturer de ses muscles, ses tendons, ses os, ses cheveux, de tout ce qui n’appartenait indubitablement qu’à lui, au fond il voulait dissoudre cette vision en lui. »

Jatek, donc, est un jeune homme en proie à d’inquiétantes hallucinations qui, après vingt premières pages incontestablement réussies, le mèneront droit à l’asile psychiatrique, point de départ d’une série d’égarements hagards menés, faisant fi de chronologie rigoureuse, entre Prague et Paris. Ici, nul autre angle de narration en effet que celui de la folie naissante, c’est-à-dire rien de bien accessible à tout lecteur bassement amateur de littérature prosaïque et tonale. Mais ça ne se fait pas, de taper sur les gens malades, de surcroît si, aux yeux de notre bonne conscience bourgeoise de gauche, ils incarnent (dixit la presse de gauche) le renouveau underground au sein d’un ex-pays du bloc soviétique. C’est la raison pour laquelle on se gardera bien d’avancer qu’Ange exit est un livre un peu décevant et -c’est terrible à dire- quelque peu démodé. On y verra plutôt un témoignage de plus du profond mal-être dont la jeunesse européenne dite éduquée, à l’Ouest comme à l’Est, semble ne s’être pas dépêtrée depuis vingt ans : « Jatek avait grandi dans une bibliothèque. C’est peut-être bien pourquoi, ultérieurement, sa vie véritable lui avait paru passablement difficile. »

La vie véritable, aux yeux d’un Jatek (on notera la constante métaphore de l’œil malade tout au long du roman), c’est la drogue, l’embrigadement des sectes mercantiles et les voisins qui s’étripent, tout ça sur un fond de nation laissée pour compte par un Occident condescendant et repu : « Autant dire que si, par un caprice divin, un médiéviste en route pour l’aéroport après un congrès international et encore tout ébaubi du long applaudissement qu’avait suscité sa contribution opportunément intitulée Apparition, développement et paupérisation des ghettos d’Europe centrale et orientale, si ce médiéviste avait répondu à une pulsion irrésistible et s’était offert un petit verre matinal, il se serait immanquablement cru à l’épicentre des orgies sauvages d’une secte encore inconnue des sébastianistes. » C’est l’amour inconditionnel de Liouba qui finira par soustraire Jatek à la vie véritable, au terme de son éprouvante divagation. Laquelle, on veut bien le croire, n’était pas si gratuite que cela : « Ce n’est que plus tard qu’il s’était dit que ce qu’il voyait existait vraiment, mais qu’il était seul à le voir. »