Pas facile de s’appeler Kevin. A l’instar d’autres prénoms répandus dans les années 1980, celui-là vous classe un homme au premier instant, et rend impossible à son propriétaire de mener carrière dans certains milieux, notamment les médias, la culture et l’édition. Dès lors, on comprend qu’un Kevin frustré ait des envies de revanche. Ca tombe bien, celui qu’imagine Iegor Gran dans ce nouveau roman ne manque pas de ressources. Pour vous donner une idée, voyez la quatrième de couverture, teaser parfait : « A la porte de Versailles, au vernissage du Salon du livre, vous rencontrez un type sympathique, lecteur pour une grande maison d’édition. Il sait que vous écrivez, vous lui montrez votre manuscrit. Il en tombe dingue. Il le fait lire à quelques pointures de ses connaissance et tous sont unanimes : vous avez écrit un chef-d’œuvre. Vous avez du mal à le croire mais il vous rassure en citant Proust, Céline, Deleuze et votre vanité prend ses aises, radieuse. Vous vous apprêtez à signer un contrat quand le type disparaît. Vous appelez la maison d’édition. On vous apprend qu’il n’a jamais existé ». Vous voyez le rapport avec Kevin ?

Aussi drôle que d’habitude, Iegor Gran tire sur le même fil que dans son précédent roman, L’Ambition, en mitraillant le milieu cultureux-médiatique (Kevin vend de la pub dans une grande radio publique), où tout le monde écrit, cite les auteurs à la mode, fréquente les bons lieux, se pousse du col et prend de haut tous les Kevin de la Terre. La galerie de portraits est savoureuse ; Gran, dans ce registre, est inimitable. (Réplique de l’écrivain, dupé par Kevin : « J’ai toujours été de gauche. Surtout quand j’étais jeune »). L’intrigue flotte un peu dans le milieu du récit, mais Gran sait mijoter des gags qui explosent au bon instant, ainsi que des chutes de chapitre qui font mouche. La fin, elle, surprend par sa tonalité pessimiste, et même son parfum de lutte des classes ; les plus sympathiques ne gagnent pas, ou pas comme on aurait cru. Avec son style comique et fantaisiste (notes de bas de page, etc.), sa cruauté calculée, son ironie pleine de flegme, Gran est décidément l’héritier des meilleurs satiristes, veine qu’il cultive dans la fiction comme dans l’essai (cf. son Ecologie en bas de chez moi ou, récemment, le recueil de ses chroniques pour Charlie). Il y a du Marcel Aymé chez lui, en style funky. Oui, c’est un compliment.