A la croisée du journalisme déjanté et du roman typiquement seventies, les écrits de Hunter S. Thompson ont toujours su garder un goût soufré intrigant et une narration brillante. On le connaissait bien sûr avec Las Vegas parano, voyage halluciné d’un journaliste en pleine descente au milieu de la cité du jeu ; Thompson nous revient de façon plutôt inattendue avec la publication de deux quasi-inédits publiés uniquement aux Humanoïdes Associés il y a 20 ans déjà. Entre Rhum express et Hell’s Angels, une différence de genre d’abord : tandis que le premier tend plutôt vers le roman autobiographique savamment détourné, le second est une compilation/journal de bord à la Thompson. C’est-à-dire un mélange de narration réaliste et de « gonzo » journalisme. Le journalisme à la « gonzo » justement : inventé par lui-même lors de sa carrière de critique tous azimuts au sein de Rolling Stone, d’Esquire et du New York Times, le terme désigne une sorte de reportage journalistique fractionné, parcellaire et sous acides où l’auteur du papier ne couvre surtout pas l’événement mais relate au contraire ses hallucinations les plus productives.

Derrière un ton le plus souvent allègre et décousu, Thompson se livre ainsi à une critique féroce de la société américaine puritaine des années 70. Sorte de croisade libertaire pour un avènement d’une certaine société du loisir, les textes trans-genres de l’auteur ne tombent pourtant pas dans la vague ennuyeusement baba-cool qui a submergé la Beat Generation. Bien au contraire, le ton est acide et presque cynique, critique et aiguisé. Dans Rhum express (1965), les reportages de Kemp, journaliste débutant et alcoolique confirmé, sont autant de témoignages en différé sur la connivence hypocrite des journalistes et sur la lente disparition généralisée de toute éthique collective ou individuelle. Ce premier roman de Thompson tranche avec la suite de la production de l’auteur de par sa stase relativement classique et son style retenu. Seules sont déjà perceptibles les thématiques qui seront chères à Thompson : journalisme débraillé, trilogie drogue, sexe et rock’n’roll et une attirance toute spéciale vers le marginal.

Hell’s Angels (1967) reprend bien sûr en bloc ces préoccupations essentielles pour les transposer dans un univers plus factuel. Contre-plongée intrigante dans le monde décalé des Hell’s Angels de la côte ouest américaine, le texte de Thompson tend beaucoup plus vers une analyse quasi sociologique de ce phénomène de mode fulgurant que vers une production romanesque plus chiadée. L’intérêt du livre réside donc dans le témoignage fidèle, acide et décalé de l’intégration progressive de Thompson dans l’univers incompris de bikers mal dégrossis et contestataires basiques d’une société en pleine révolution. Malheureusement, si le propos servi rappelle les meilleures pages du Testament Gonzo (compilation géniale des meilleurs articles de l’auteur -chez 10/18), une sensation de longueur et de répétition sans différence s’installe progressivement chez un lecteur submergé par un récit uniquement anecdotique. Et si l’on découvre effectivement avec intérêt le fonctionnement interne de ce groupuscule nihiliste au culte naïf de la virilité, le texte, trop relâché, ennuie graduellement. Sancho Pança des années LSD, Thompson s’impose pourtant comme antihéros défoncé des premiers pas du journalisme rock, dynamiteur officiel d’un rêve américain qui tourne à l’asile psychiatrique.