Kafka sur le rivage : le titre remplit à merveille sa fonction phatique de séduction. On ouvre le livre rêveur et libre de tout préjugé (on ne connaît pas l’auteur, ni la littérature japonaise d’ailleurs). Malheur. C’est l’histoire d’un adolescent de 15 ans qui décide de devenir le garçon le plus courageux du monde et de s’endurcir (moralement et physiquement) pour résister à l’univers impitoyable qu’il doit affronter. Pour se rassurer dans son entreprise fugueuse, il s’invente un autre lui-même prénommé Kafka, « le garçon nommé corbeau » (« kafka » signifie « corbeau », en tchèque), animal solitaire et bibliophile. Un vieil homme simple d’esprit complète cette initiation à deux voix, ajoutant à la lourdeur didactique un visage opposé : l’idiot du village, celui qui détient une vérité supérieure, ignore les lois du monde normal et sait parler aux chats.

Les différentes intrigues s’enchâssent plutôt habilement, avec un certain sens du suspend romanesque ; le style, hélas, confond naïveté (étymologiquement, naître au monde) et niaiserie (tomber du nid), et on rame péniblement à travers 600 pages jusqu’à trouver à cette prose des affinités avec Paulo Coelho, X Files et Le Monde de Sophie réunis. Sans doute est-ce une naïveté feinte, une fine astuce pour intégrer la fable philosophique et faire comme si le regard du narrateur était celui d’un garçon de 15 ans pétri d’illusions sur la vie, l’amour, etc. ; mais l’ironie d’un Stendhal ou d’un Flaubert manque alors cruellement pour compenser la mièvrerie ambiante. La fiction de l’oeil neuf ne fonctionne pas ou perd de son efficience sous l’accumulation des clichés. Rien ne nous est épargné pour critiquer la comédie des apparences : le jeune routier au grand cœur converti à la contemplation et à la musique de Beethoven, la prostituée sublime, étudiante en philosophie qui parle d’objectivation de soi entre deux fellations, l’hermaphrodite hémophile bibliothécaire et objecteur de conscience…

Ajoutons à cela des lieux communs philosophiques empruntés au programme du baccalauréat scientifique (le mythe de l’androgyne -chaque être aspire douloureusement à retrouver sa moitié manquante-, la malédiction d’Oedipe…) et l’inévitable présent de vérité générale pour couronner le tout (« les œuvres qui possèdent une sorte d’imperfection sont celles qui parlent le plus à nos coeurs ») ; ajoutons encore des descriptions ultra-naturalistes qui font regretter les conversations félines et des formulations si désuètes qu’elles font sourire (« j’obtempère » : peut-être faut-il pointer ici une faille du côté de la traduction)… On est finalement tenté, ironie du sort, d’adopter la posture de lecture suggérée par le narrateur : « Je ne lis pas vite, je suis plutôt du genre à lire ligne par ligne en prenant mon temps. Je savoure les phrases. Si je ne les apprécie pas, je laisse tomber le livre avant la fin ».