Gérontophilie, scatophilie, S/M, fétichisme, pédophilie, meurtre… Le cinéaste Alain Guiraudie s’en donne à cœur joie dans ce premier roman, récompensé à juste titre par le prix Sade 2014 après sa parution, discrète, en octobre. Hanté par la figure d’un meurtrier au sex-appeal irrésistible, le livre est antérieur au scénario de L’Inconnu du Lac, dont on retrouve ici le canevas. Mais là où le film s’attachait à une unité de temps et de lieu, façon tragédie grecque, le livre se déploie sur plusieurs semaines et à l’échelle de tout un canton, rappelant l’atmosphère de Pas de repos pour les Braves. Loin de reculer devant la noirceur, Guiraudie s’engouffre dans les méandres du fantasme, repoussant les limites de la morale, piétinant les tabous. Sans rien perdre de sa tonalité chantante ni de sa bonhomie, il nous plonge dans un univers dont la grivoiserie vire au cauchemar. L’écriture lui permet de décrire une abjection intraduisible à l’image, de pousser le bouchon plus loin en matière d’obscénité et de sexualité trash, mais aussi d’aborder des thématiques plus universelles, profondément ancrées dans le régionalisme.

Guiraudie s’engouffre dans les méandres du fantasme, repoussant les limites de la morale

Truculence hardcore

 

Dès les premières pages, le décor est planté : la scène inaugurale est si scabreuse et cocasse qu’elle suscite l’hilarité plus que le dégoût. La truculence hardcore y alterne avec un sens singulier du burlesque. Et pour cause : irrésistiblement attiré par la figure de Pépé, patriarche bientôt centenaire, son voisin Gilles lui dérobe régulièrement ses slips, pendus sur une corde à linge, pour se branler dedans en cachette. Mariette, fille de Pépé, trouve un jour l’objet du délit et appelle la police. S’ensuit un quiproquo familial ; à la farce graveleuse succède une garde à vue musclée, qui s’apparente à une séance de torture scato où la matraque ne se contente pas de cogner. Le « gardien de la paix » se révèle être un archange du mal dont Gilles tombe éperdument amoureux, incapable de faire face au désir auquel il est entraîné, et qui l’engloutit comme dans un vortex. Guiraudie maîtrise au millimètre ces changements de registre, comme s’il voulait nous entraîner dans les recoins les plus sombres de l’homme, pour mieux en conjurer le magnétisme. Tout le monde semble dépourvu de capacité d’amour et d’empathie, sauf Gilles, tiraillé entre son désir destructeur pour un meurtrier et son amour platonique pour Pépé, seul à même de le comprendre et de le réconforter. Même Cindy, fille de Mariette, adolescente moins innocente qu’elle n’en a l’air, exerce une forme de chantage affectif après avoir sollicité une drôle d’initiation sexuelle…

 

La poésie parmi les mauvaises herbes

 

Loin des poncifs de la littérature érotique, ces cache-misère pour écrivaillons en panne d’inspiration, Guiraudie plonge en apnée dans les zones d’ombre de la psyché et prend l’onirisme à bras le corps pour mieux sonder l’abîme. Sans psychanalyse de bazar, la poésie y germe au cœur des mauvaises herbes, du langage fleuri et de la tourbe méridionale, plongeant de plain-pied dans ce qui régit en sous-main l’existence de chacun : les désirs inavouables, l’ambivalence sexuelle, la pulsion de mort, les vices cachés. Et d’insinuer le trouble chez le lecteur qui alterne entre fou rire, angoisse et dégoût, mais qui se trouve surtout envoûté par la petite musique guiraudienne, mélange de tendresse, de cruauté sadienne et de polar rural au parfum d’Occitanie. Derrière les conventions du roman noir transparaît alors la grandeur d’âme d’un troubadour, à l’écoute des traditions antédiluviennes, du monde paysan, de tout ce qui fait la singularité des hommes et de tout ce qui résonne dans un cœur amoureux.

La petite musique guiraudienne mélange tendresse, cruauté sadienne et polar rural au parfum d’Occitanie

Programmé pour disparaître

 

L’amour sort vainqueur de la fange, mais à quel prix ? Celui d’un ultime sacrifice et d’une union scellée par la mort, où tout le monde se sera brûlé les ailes. « Y’a rien qui est programmé pour disparaître », dit Gilles quand son amant l’interroge sur l’utilité de parler l’occitan à notre époque. Non, rien n’est programmé : c’est l’humanité qui dicte son destin en encourageant un darwinisme social de plus en plus pesant, abject et cruel. Gilles, alter-ego symbolique de Guiraudie, reste à l’écoute d’un monde qui part à vau-l’eau, où la sagesse des anciens ne vaut plus tripette, supplantée par une force sombre qui ravage tout et sème le chaos, déguisée en ordre bienfaiteur. Guiraudie file la métaphore ; ce n’est pas un hasard si le tueur s’incarne en brigadier, fantôme de chair censé faire régner l’ordre mais qui défie incognito la loi des hommes ; derrière cette figure de prédateur se cache la sournoiserie de notre société. A laquelle il oppose, en se gardant de tout manichéisme, les vertus et la noblesse d’un peuple démuni et désemparé, comme hypnotisé par cet ensorcèlement jusqu’à être incapable d’y résister. Le récit prend dès lors des accents pasoliniens. Ici Commence la Nuit traduit à merveille ce sentiment très « fin de siècle » où tout fout le camp. Là où commence la nuit, c’est aussi cette zone inquiétante et dangereuse, ce terrain mouvant où les notions de bien et de mal s’estompent, où la raison s’assoupit et laisse place aux fantasmes les plus délétères. Mais c’est aussi la barbarie d’une civilisation qui a perdu le sens commun : un monde en voie de standardisation où l’on fonce droit dans le mur, avec la violence d’un bolide et la froideur cynique d’un psychopathe.

Ici Commence la Nuit traduit à merveille ce sentiment très « fin de siècle » où tout fout le camp

Ici commence la nuit , d’Alain Guiraudie (P.O.L)