Dès le début, nous sommes submergés par les atrocités de la géhenne et de la torture : vision ensanglantée d’un champ de bataille, corps mutilés, hurlements étranglés de terreur, visages perdus pleurant leurs morts sur la terre de Macédoine… « Le soleil horrifié s’arrête et fait demi-tour. Les dieux, eux, ont fui depuis longtemps. » La seule accalmie au détour d’un chemin se révèle être le jardin de Djiou, un havre de paix de douze mètres sur sept dans ce pays meurtri, grand ignorant de la folie destructrice des hommes, métaphore d’une nature bienveillante et nourricière. Bientôt, Djiou et sa femme Zita sont congédiés de cet éden pour se rendre à l’enterrement de Groubane, père de Zita. La route est sans embûches, et ce malgré la menace lourde de cauchemars et d’hostilités, tout comme l’enterrement… Une pure formalité après tout.

Mais le retour vers le jardin, vers ce paradis perdu, va précipiter Djiou et Zita dans les limbes des damnés. Des types armés surgissent, cognent et insultent les deux voyageurs « tous les deux tellement asphyxiés par la trouille qu’ils accueillent sans frémir la décision du chef (…). Le souffle de la guerre leur a roussi le poil »… Il ne leur reste alors que les stigmates de la violence de l’embuscade, l’humiliation et une douleur muette. Egarés, sujets à la faim et au couperet du froid, Djiou et Zita n’ont d’autre secours que celui de la forêt… S’engage ainsi une lutte contre une nature sauvage et malveillante. Les camps de réfugiés décimés sur cette terre de haine sont des îlots désolés aux allures de purgatoire, des reposoirs où tout pue la mort, la maladie, où la nudité souillée des hommes s’expose dans toute sa souffrance et sa violence. Il ne reste plus que l’amour brutal, l’acte de copulation bestial, puisque c’est « la seule réaction encore humaine à leur situation de détresse ».

Avec Le Jardin, Gilbert Toulouse nous offre un magnifique chant allégorique, celui d’une nature polymorphe, tour à tour nourricière et bienveillante, jalouse et cruelle… Une nature symboliste, parfois onirique, qui se fait l’écho du destin des hommes (« Un matin qu’il va au jardin dans la pureté de l’air et de la lumière, un serpent argenté lui passe devant sans dévier de sa route ni se redresser, arrogant. (…) Deux heures plus tard, alors qu’il s’est penché sur ses choux attaqués par les chenilles, sa femme le hèle du balcon (….) : Groubane, le père de Zita vient de mourir »). Le discours narratif disparaît et l’horreur du tableau côtoie outrageusement le verbe poétique (« les méduses de feu aux robes déchirées empestent le mazout sans parler des relents violents de viande humaine brûlée et de la pourriture des ventres grands ouverts »).

Le voyage, motivé par la foi et l’amour pieux d’honorer un mort, se transforme en parcours dantesque dans les multiples cercles de l’Enfer… Une expédition dans un monde en friche, livré à lui-même et à la folie meurtrière. La mort du père de Zita n’est finalement qu’un prétexte qui s’efface devant la barbarie sanglante et animale de l’Homme. Loin d’un quelconque discours partisan, Gilbert Toulouse nous donne à voir la guerre de l’intérieur, dans toute sa sauvagerie et son absurdité. Dans ce chant de désespoir, ni les dieux ni les hommes ne ressortent grandis, ne serait-ce qu’indemnes.