Ses inconditionnels disent de lui qu’il fut le plus grand écrivain du vingtième siècle, sans même prendre la peine de limiter la portée de leur compliment aux seules lettres britanniques : Gilbert Keith Chesterton, ajoutent-ils volontiers, avait une opinion sur tout et l’exprimait mieux que quiconque. L’homme s’en est d’ailleurs donné les moyens : outre trente ans de chroniques hebdomadaires dans l’Illustrated London News et treize dans le Daily News, on lui doit un nombre incalculable de romans, nouvelles, recueils de poèmes, essais, biographies, pamphlets et textes en tous genres, sur tous les tons, dans tous les domaines. De sa production invraisemblablement abondante (existe-t-il seulement une bibliographie complète de son oeuvre ?), on retient souvent les plaisantes aventures du Père Brown, prêtre détective astucieux et personnage principal d’une série de nouvelles particulièrement populaires à l’époque, c’est-à-dire au début du siècle. Cigare soudé aux lèvres et canne à la main, Chesterton aurait, dit-on, composé la meilleure partie de son œuvre dans les halls de gare londoniens, dans l’attente d’un de ces trains qu’il n’a jamais su prendre à temps. Publié en 1904 après un recueil de poèmes et une biographie de Robert Browning, le Napoléon de Notting Hill illustre avec à-propos la fantaisie et le goût de l’absurde de cet encyclopédant excentrique dont les portraits valent presque les livres.

C’est encore un iconoclaste que l’on rencontre en ouvrant ce premier roman burlesque et non-sensique où Chesterton renverse avec méthode les fondements de la civilisation britannique : Auberon Quin fait le pitre dans Westminster Garden en compagnie de quelques amis lorsqu’un couple d’officiers interrompt ses acrobaties pour lui annoncer qu’on vient de le proclamer roi d’Angleterre. L’occasion pour lui d’ériger la déraison en principe de société et de réorganiser le pays au gré de son bon plaisir, avec la loufoquerie et le refus de toute chose sérieuse comme uniques exigences. « L’humour, mes amis, c’est la seule chose sacrée qui nous reste. C’est la seule chose qui vous fasse vraiment peur ». Le roi Auberon bute cependant un jour sur plus dingue que lui : un certain Wayne, prévôt de Notting Hill, se présente à la cour pour lui présenter une bien curieuse requête. L’homme revendique l’indépendance de Pump Street et jure de la conquérir à coups d’épée si besoin est -un peu comme si les commerçants de Montmartre décidaient soudainement de faire sécession et de s’affranchir de la tutelle parisienne. Fantaisie politique à bâtons rompus, ce roman hilarant et débridé donne toute la mesure de l’imagination d’un Chesterton qui n’était alors pas encore l’intellectuel populaire connu d’un bout à l’autre de l’Angleterre et prisé par les universités du monde entier. De cette pochade géopolitique, ses admirateurs n’hésitent pas à soutenir qu’elle inspira Michael Collins dans sa conduite du mouvement pour l’indépendance irlandaise (ils racontent aussi que l’un de ses articles dans l’Illustrated London Weekly poussera Gandhi à se lancer dans la lutte contre la colonisation britannique en Inde). Admiré à plus d’un titre par Kingsley Amis, Evelyn Waugh, Anthony Burgess et Graham Greene, Chesterton reste bien, entre H.G. Wells et George Bernard Shaw, l’une des plus grandes figures de la littérature édouardienne. Trente ou quarante pages de ce roman loufoque qui cache sa philosophie hautement subversive sous une intrigue rien moins que crédible en convaincront tout un chacun. « C’est clair, à moins que nous soyons tous fous ».