Les remarquables efforts des éditions Verdier, qui s’attachent depuis plusieurs années à traduire et faire découvrir ses livres en France, devraient un jour aboutir à convaincre critique et grand public de l’importance de l’œuvre de Gert Jonke, qui s’est affirmé depuis une vingtaine d’années comme l’un des écrivains autrichiens les plus originaux. On pourra imputer son relatif anonymat à un manque caractérisé de volonté publicitaire, Jonke se tenant résolument en dehors des modes et des jeux éphémères du cirque littéraire, mais il faut sans doute en croire son éditeur français lorsqu’il affirme que l’auteur de La Mort d’Anton Webern tient déjà sa place parmi les grands noms de la littérature européenne du XXe siècle. Virtuose, volontiers fantaisiste, exploitant à sa manière toutes les ressources de la langue allemande (il est connu pour sa propension à façonner d’étranges mots-valises, ce qui lui a valu d’être comparé à Joyce), l’écriture de Gert Jonke, sans doute inclassable, tient une part de sa spécificité de la fascination de l’auteur pour la musique, qui lui donne la matière d’une partie de ses livres (romans, poèmes ou théâtre), de L’Ecole de virtuose à La Tête de George Frederic Haendel.

Ce bref roman part de l’assassinat, le 15 septembre 1945, du compositeur autrichien Arnold Schoenberg par un soldat américain, quelque part dans les Alpes près de Salzbourg. Le soldat, cuisinier de l’armée américaine, se livrait au marché noir et tira de crainte d’être découvert ; condamné à dix jours d’arrêt, il fut renvoyé aux Etats-Unis. De ce fait divers plusieurs fois relaté et des dernières minutes de la vie du troisième représentant de l’Ecole de Vienne, en s’adressant alternativement à l’assassin puis à la victime, l’auteur livre une étrange réflexion touchant à l’absurdité du geste et à l’éternité d’une œuvre artistique exigeante, au vide sidéral qui sépare les tracasseries prosaïques d’un quotidien souvent comique et l’absolu que leur victime tutoie par la suite. Appuyé sur une parfaite érudition musicale et une connaissance profonde de l’œuvre et de la biographique d’Anton Webern, solidement lié à l’histoire d’où il tire sa matière (les références font l’objet de quelques éclaircissements en fin de volume), ce récit saisissant illustre sans doute parfaitement la place singulière de Jonke dans la littérature germanophone contemporaine, au carrefour peu fréquenté d’une certaine correspondance des arts (écriture et musique) et dans les sillons croisés des influences du nouveau roman et des Sterne, Hoffmann, Roussel et Lewis Carroll invoqués par la critique. Roman de l’absurde et de l’éternel, hommage puissant à son personnage central, La Mort d’Anton Webern invite à découvrir sur-le-champ cette œuvre subtile et décidément trop peu conventionnelle pour être suffisamment connue.