Couverture psyché, titre crypté, vaste sous-titre… D’abord, décoder. Le Sagittaire : célèbre maison d’édition surréaliste relancée en 1975 par Gérard Guégan et quatre inséparables mousquetaires décidés à « ériger le coup de foudre en principe de réalité » -Raphaël Sorin, Olivier Cohen, Alain Le Saux et Philippe Delaroche. Vue par Guégan, l’aventure devient le roman de ces années-là (IVG, le gauchisme déliquescent, modèle soviétique moribond et explosion du mouvement punk). L’équipe du Sagittaire mesure-t-elle que 68 est déjà en phase de digestion/reconversion ? Non, « le Sagittaire se trompait sur la nature de l’époque », et Guégan revendique cet aveuglement sans lequel on n’entreprend jamais. Oui, d’ailleurs ces irréductibles voient l’édition comme une « machine de guerre » contre la pensée unique en cours de fossilisation. Cela donne une épopée éditoriale hors normes, d’autant qu’elle n’est pas hors cadres -Le Sagittaire dépend de Grasset, donc de Hachette. Face à l’incarnation du pouvoir structurel, politique, économique (ils ne font qu’un), les cinq s’acharnent à lutter contre l’opinion générale (noms des collections : Contre-champ, Contre-type, Contre-attaque, etc.). Faire tomber les idoles, refuser le politiquement correct ; tirer par surprise, et tous azimuts. Le catalogue est un furieux melting-pot, un portrait kaléidoscopique de l’époque via la critique de ses lieux communs : pamphlet antiféministe dont l’auteur sera qualifié de « fascistoïde », plaidoyer en faveur de la pédophilie, document vrai contre la psychanalyse, dénonciation inédite du léninisme. Tout y passe, et tout le monde, avec des auteurs monarchistes (P. Boutang), libertaires (J.-F. Bizot), crades (Bukowski mais aussi Pacadis et Eudeline), sans oublier des inclassables, de Béatrix Beck à Jean-Edern Hallier.
Et pour faire parler d’eux, les Sagittairiens appliquent les bons principes éprouvés par les groupuscules gauchistes : ils mettent la pression, assiègent les rédactions et les librairies, ne reculeraient pas devant un prix littéraire. L’engouement critique et public est immédiat. Minoritaires, ils parviennent à exercer une influence sur la critique et les débats de société.

Usant d’une iconographie riche et d’une maquette percutante, Guégan restitue l’incroyable souffle qui parcourut Le Sagittaire ; un esprit, une aventure commune que l’on devine rude (le leader maximo Guégan a une pointeuse dans une main et un revolver dans l’autre), joyeuse, avec ou sans les bonnes cuvées du bougnat voisin, toujours intense (voire plus : « l’usage passionnel de son corps compta davantage (…) que certains des livres que nous éditâmes »).

Et pourtant rien à faire, c’est la fin d’une époque. Le 23 mars 1977, l’assassin de Pierre Overney, symbole du combat d’après 68, tombe sous les balles des derniers adeptes de la « justice populaire ». Guégan s’insurge contre la réaction scandalisée de Libération. Mais que fait-il en ce même 23 mars ? Il déguste la tarte au lapin que lui ont apportée d’autres anciens maos venus fêter la signature de leur contrat pour… un livre de cuisine. Alors, quand il parle de « défaite (…) programmée », est-ce celle d’une filiale provocatrice, donc encombrante, que les quadras de la maison mère ne mettront pas plus de quatre ans à dégommer ? Ou celle de l’époque, inexorablement portée vers un retour à l’ordre « moral » ? Révolutionnaires sans révolutions, les combattants du Sagittaire semblent délaisser la passion contestataire pour le plaisir de jouer. Ils sont aussi responsables d’un projet qui provoque faute de proposer, démolit au lieu de construire. Guégan confie son regret de l’action violente, mais aurait-il été victime de mégalo éditoriale ? Saisir les contradictions du temps est peut-être la limite du métier…Pas de nostalgie donc. Après le lâchage du Sagittaire par Grasset, l’aventure ne connaît pas de suite. Guégan renonce à l’édition, ses camarades se recasent dans de paisibles filiales du groupe. Pas de nostalgie ? Si besoin était, citons, en pleine page de Subjectif (revue créée par l’équipe du Sagittaire), cette profession de foi signée « Un chômeur » mais rédigée par Sorin : « Alors, vous les anciens des barricades et des usines, ne nous faites pas chier avec vos souvenirs ! »