Passionné, métaphysique, excessif et extrêmement imbu de lui-même, G. Steiner a choisi de faire cavalier seul. « Personne ne peut respirer, écrire ou mourir à ma place. On ne peut pas mourir en comité. » Ceci dit sans aménité, mais sans voir non plus que c’est le lot de tout le monde. Au fil de quatre entretiens, la conversation va rouler sur l’homme, sur l’oeuvre, sur le monde et la culture. L’homme ? G. Steiner lui-même. Issu d’une bourgeoisie très privilégiée, il a suivi un cursus universitaire hors pair. Il eût été plus rapide de s’en tenir aux diplômes et honneurs qui manquaient à son portefeuille de « théoricien de la culture ». Mais pourtant, il y a des trous, car son œuvre ne fait pas l’unanimité. Tant pis, l’homme aime les titres mais surtout la reconnaissance du monde de l’esprit. Il ne se défend pas d’être élitiste : « Si je situe mes propos au niveau le plus bas qui soit, si je parle comme tout un chacun, aucun étudiant, aucun bourgeois, aucun privilégié ne comprend une allusion à un classique ou à la Bible. Ils n’ont rien lu. » En termes de mépris, on comprend vite que le personnage est un très grand intellectuel. Donc, forcément épatant. En tout cas, il tient le rôle à merveille, et ne manque pas de frôler le grotesque, ou le dérisoire -c’est selon- dans tous les virages dangereux. A ceux qui ne partageraient pas ses vues : « Il m’est nécessaire de dire avec courtoisie à ce beau monde que le terrain de mes compétences n’est pas le leur. » C’est que Steiner a mis l’éthique au centre de son souci. Sa responsabilité est totale et inconditionnelle. Comment comprendre alors, au passage, cette aberration écrite noir sur blanc : « Si jamais la police politique entrait chez moi et frappait ma chienne au lieu de moi, je subirais les coups à sa place en me rendant au bout de cinq secondes et cela est à souligner d’un trait rouge. Je parle sans savoir, mais cette seule hypothèse me donne la nausée. Si on frappait sous mes yeux ma femme et mes enfants, je leur dirais de tenir bon et ils le comprendraient sans doute. Mais ma chienne, elle, ne peut pas comprendre. » Et ainsi à l’avenant. Sur le monde ? Dans dix ans (on est en 1990), l’Allemagne de l’Est sera une grande puissance économique. Sur l’histoire ? Il n’y a pas eu de tragédie pendant la Commune, mais du progrès et de l’espoir. Sur l’héritage grec : ce n’est pas la démocratie athénienne qui a fasciné la pensée occidentale, c’est l’art grec et la science grecque. Les paradoxes s’enfilent comme des perles d’érudition et le ton ne cesse d’enfler : « Il y a trois formes de chantage qui se sont exercées contre l’humanité : le monothéisme dont le Dieu est abstrait au possible, le christianisme du Sermon sur la montagne et le marxisme. » Chantage…

L’agacement et la curiosité de lire de telles gratuités font malgré tout tenir le lecteur jusqu’au bout du cirque. On en ressort mal à l’aise et confus, sans doute proche du noyau de l’intention vraisemblable de Steiner. Mais la question reste ouverte : dans quel but, au nom de quoi, et pour qui, servir la préméditation d’une telle haine. Qui peut oser se déclarer propriétaire de l’Esprit pour prendre un tel ton de rentier qui vient réclamer ses loyers et confier que ses dettes ne reviendront jamais qu’aux seuls plus grands noms de la pensée ? Etre aveugle et écorché donne-t-il couramment tous ces droits ?

A la question : « L’avenir est donc bien sombre ? », il répond : « Cela va beaucoup mieux pour la majorité des gens, à condition de ne pas être un mandarin autiste comme je le suis, atteint par le cancer de la vision. En principe, les choses devront s’améliorer. » Merci beaucoup M. Steiner, mais on tâchera quand même d’ouvrir les yeux.