Le chef-d’œuvre d’Orwell ? C’est en tout cas ce qu’en disait Henry Miller et, s’il faut y ajouter un commentaire, ce que ne seront sans doute pas loin de penser ceux qui profiteront de cette série de rééditions pour en connaître plus que l’inoubliable et célébrissime 1984. C’est aussi, pour le coup, le premier jet littéraire d’un Eric Blair tout juste trentenaire qui, après quelques années de service dans la police indienne impériale de Birmanie, donne sa démission à la Couronne et regagne le vieux continent pour s’y consacrer entièrement à l’écriture. La conscience politique déjà bien chevillée au corps, c’est par le monde d’en bas qu’il entre en littérature, cherchant à s’y arracher d’une classe dont il veut se faire bannir pour mieux rencontrer celle des miséreux qui peupleront son texte, publié en 1933. Ainsi se plonge-t-il dans les bas-fonds des deux grandes capitales européennes, prêt à en découdre avec la misère aux côtés de ceux auxquels elle n’a pas laissé le choix, et tirant de son expérience ce « récit bien banal » dont il espère « qu’on lui reconnaîtra à tout le moins les mérites qu’on reconnaît d’ordinaire à un journal de voyage ».

Ce sont de fait les épisodes d’une extraordinaire enquête romancée au cœur d’une humanité travailleuse et affamée qui se succèdent dans ce livre d’exception où le jeune homme dévoile et décrit les tâches et douleurs quotidiennes du prolétariat européen de ces années vingt : suivant dans leurs itinéraires chaotiques une poignée de compagnons d’infortune nommés Paddy, Boris ou Bill, il peint l’envers du décor d’une plume irrésistible et donne à voir la sueur, la fatigue et la faim à l’état brut : « voilà le monde qui vous attend si vous vous trouvez un jour sans le sou. » On l’accompagne ici au mont-de-piété, où échoue tôt ou tard tout ce dont il semble possible de tirer les quelques pièces convoitées, là dans la chaleur étouffante et crasseuse des cuisines de la gargote improbable où il passe dix-sept heures par jour pour un salaire de misère, ailleurs encore dans les pensions à bas prix qui jalonnent le chemin des vagabonds anglais et dont il nous explique par le menu l’organisation, les services, l’ameublement, la discipline et les rations alimentaires minimales (pain rassis tartiné de graisse et thé insipide).

Tout cela, d’une noirceur et d’une violence inouïe, est conté avec le caractère et la force de celui qui, à travers les coups du sort et les coups de toutes sortes, garde espoir, quitte à jouer, sans doute un peu trop souvent, le tout pour le tout. C’est une fantastique galerie de portraits qui se tient dans ce livre saisissant, dont une première traduction avait paru en France dès 1935 chez Gallimard sous le titre La Vache enragée. On n’en finirait pas d’en raconter les morceaux de bravoure, les anecdotes édifiantes, les paragraphes d’anthologie et les personnages singuliers, chemineaux affamés, ouvriers épuisés et mendiants broyés. L’écrivain n’en suggère pas moins que la réalité est encore d’une tout autre profondeur, et que le tableau brossé dans ces pages ne fait qu’en parcourir la surface. « Car j’ai conscience, conclut-il enfin, d’avoir tout au plus soulevé un coin du voile dont se couvre la misère. »