On avait un peu peur de ne plus entendre parler de ce Frédéric Chouraki qui, il y a quelques mois, s’était scandaleusement vu voler la vedette par l’amusant recueil de nouvelles de sa très surestimée consœur Anna Gavalda ; de Ces corps vides, enthousiasmant premier roman dans lequel un disciple de Fourrier tentait avec plus ou moins de succès de convertir une bande de sympathiques croisiéristes en preux chevaliers amoureux au rythme lent d’un périple sur le Nil, on garde pourtant le souvenir d’une plume badine on ne peut plus prometteuse, très à l’aise dans un registre satirique, coquin et piquant dont on retrouve tout le sel dans ce deuxième jet. Pour en finir avec les engouements à contresens, souhaitons au passage que l’invraisemblable succès de la petite farce culturellement correcte de Martin Page, elle aussi publiée au Dilettante, n’éclipse pas ce récit exotique autrement plus original, dans lequel Chouraki nous emmène de l’autre côté de la mappemonde, vers un paradis paresseux truffé de palmiers. C’est là, aux îles Salomon, que débarque le couple insolite en compagnie duquel nous traverserons ces deux cents pages de tourisme théologique et sexuel : Adam et Clara, employés modèle d’une société de communication pleine d’idées, viennent vendre au gouvernement local un reportage publicitaire géant qui, publié dans quelque titre majeur de la presse occidentale (Paris-Match, en l’occurrence), décuplera l’intérêt des investisseurs pour la région. Portraits poivrés. Elle : belle, la trentaine, volontaire, futile, capricieuse et commère. Lui : post-adolescent célibataire féru de mystique juive, libido délirante, ironie facile, tente vainement d’achever son Ulysse en édition de poche. Une paire pour le moins désassortie dont on suit l’absurde parcours commercial auprès des huiles désabusées de cet archipel sans complexe (les conseils des ministres se tiennent en espadrilles) et l’exploration des coins et recoins du décor exotique dans lequel se noue, au fil des pages, un délicieux marivaudage de sitcom.

La route de nos deux missionnaires croise en effet celle de Samuel Freaks, surprenant coopérant américain versé (lui aussi) dans la théologie et la propagande républicaine, dont on découvrira au fil des saynètes enchaînées comme des fleurs sur un collier (plongée, gastronomie locale, coups de foudre et soirées dansantes) la délirante personnalité, cocktail inédit de libéralisme friedmanien et de foi méthodiste. Et nos exilés insulaires d’accumuler les rencontres en discutant philosophie (Adam) ou pucelage (Clara), entre pipes sur sable blanc et mystique juive, au son inquiétant des rafales de mitraillettes qui finiront bientôt par rendre le paradis invivable. Futile ? C’est que Chouraki, cédant à ce cynisme easy-listening qu’on lui connaît, n’aime rien tant que les badinages faussement fainéants et les délices des jeux de séduction, la dissolution du sérieux dans un grand verre de fadaises, le télescopage insolite des grandes causes et des petites voluptés, entre seuil de pauvreté et manœuvres amoureuses, sens de la vie et masque autobronzant. Dans un style cocasse que l’ambition n’effraie pas (Adam a Bloom pour patronyme), il réussit même l’exploit d’évoquer l’Ecclésiaste sans endormir : les lagons bleus de ce vaudeville mystico-tropical cachent décidément plus d’un thème hautement douloureux. Si Dieu est le plus énigmatique des Gentils Organisateurs, sa colère, dans ces Antipodes-là, fait doucement rigoler. « Faites attention aux cocotiers, avertit Roselyn. L’un de nos clients est mort le mois dernier, écrasé par une noix. »