Où Beigbeder démontre enfin qu’être dans l’air du temps n’implique pas forcément avoir un destin de feuille morte. On avait beau aimer le critique (Voici), l’animateur (Canal Jimmy), l’infirmier en gériatrie (Le Figaro littéraire), le chroniqueur (Paris Première) et l’égérie déconnante du 6e arrondissement branché (Flore), l’écrivain peinait tout de même à percer sous le dandy. Une observation que confirma la lecture d’un amusant petit recueil de nouvelles bâclées réédité chez Folio cet automne, mais que remet en cause celle de ce roman caustique et actuel, « un livre à propos de notre société, la vôtre, la mienne, celle que j’ai personnellement contribué à forger en dix années de présence dans les agences de pub, celle que nous avons tous laissé grandir par dépit. » Pour s’être ainsi réellement prostitué dans l’univers qu’il s’agit désormais de démolir, il sait comment planter le héros déconfit de cette histoire d’aujourd’hui, Octave, rédacteur publicitaire dans l’une des plus grosses boîtes de la place, et dont les divertissantes aventures (sexe, coke, argent) constituent le prétexte à un vaste tableau des coulisses de la planète sur laquelle nous croyons vivre, là où les maîtres du monde (« un monde où l’on dépense des milliards de francs pour donner envie à des gens qui n’en ont pas les moyens d’acheter des choses dont ils n’ont pas besoin ») imaginent les inepties qui feront loi demain sans vraiment avoir conscience de leur puissance ou en s’en amusant avec décontraction.

On attendait Frédéric Beigbeder avec quelques blagues lourdes et un petit roman d’époque vite ficelé, on se retrouve avec un pamphlet drôle et désabusé, total et pénétrant, qui n’oublie même pas d’être bien écrit. Bardé de formules chocs (« Goebbels fut un concepteur rédacteur émérite ») parfois faciles mais qui n’enlèvent rien à sa sincère violence, 99 francs recycle habilement le matériau publicitaire -slogans idiots, argumentaires poussifs, sociologie creuse, jargon grotesque- pour en tirer un véritable style, et retourne finalement les outils de la pub contre elle-même, les innombrables gadgets (construction clippeuse, insertion de spots ravagés, plein de citations) participant assez finement de ce projet littéraire casse-gueule mais bien mené. Les irrésistibles scènes de brainstorming collectif autour des produits Madone, d’une parfaite cruauté, excusent les paragraphes un peu longs où l’auteur paraphrase joyeusement Debord, référence inévitable mais pas spécialement neuve (« Nous vivons dans le premier système de domination de l’homme par l’homme contre lequel même la liberté est impuissante. Au contraire, il mise tout sur la liberté, c’est là sa plus grande trouvaille. Toute critique lui donne le beau rôle, tout pamphlet renforce l’illusion de sa tolérance douteuse. »).

Restent une propension incomparable à capter les tendances, un sens de la formule exceptionnel -métier oblige- et une imagination sans limites qui donnent au texte à la fois sa valeur littéraire et son originalité. Entre un tournage à Miami, un séminaire de motivation en Afrique et les zones hype de la capitale, entre La Société du spectacle et Dilbert ou la vie de bureau, aux confins du crétinisme créatif et du cynisme friqué (« Ne jamais prendre les gens pour des cons, mais ne jamais oublier qu’ils le sont »), Beigbeder a réussi une fiction violente et transparente, reportage au cœur de l’ordre mondial, à l’endroit méconnu d’où on peut inonder le monde de désirs prémâchés. « En route vers le quatrième Reich ! » Heureusement, ce n’est qu’un roman.