Vous rencontrez un copain depuis longtemps perdu de vue sur un trottoir : ça ne vous enchante pas plus que ça, mais il vous invite en week-end à la campagne. Vous vous y rendez en stop et vous retrouvez dans un dîner de trentenaires inconnus, une quinzaine en tout, pas très à l’aise, aussi silencieux qu’un objectif de télé-réalité planqué derrière un miroir. Que se passe-t-il dans votre tête ? C’est la question que pose François Bégaudeau en équipant le cerveau de son narrateur d’une caméra subjective et en l’expédiant contre sa volonté dans ce milieu hostile : discret, peu sociable (le goût des gens pour le passé le rend malade : « Ils n’attendent que ça, remonter le temps. Quand ils ne sont pas dans les greniers à épousseter des photos écornées, c’est dans la rue qu’ils sont, toutes antennes dressées pour capter le moisi à la ronde »), muettement consterné par à peu près tout ce qu’il voit ou entend, légèrement instable sur les bords, il observe les convives, tous « trente trente-cinq ans », comme un entomologiste regarderait des fourmis. C’est le côté « comédie satirique » de ce roman à facettes : une galerie de portraits assassine et hilarante, servie par une écriture à une touche de balle et un sens imparable du détail qui tue. Qui n’a pas rencontré un jour un rugbyman un peu beauf avec l’accent du sud (« équipe, trois syllabes »), mal habillé (« sweat sportswear, jean bleu ciel, pieds nus dans des baskets américaines ») et qui « a dessiné sa maison sur ordinateur » ? Ou une obsédée sexuelle dotée par la nature d’une trentaine de kilos en trop et qui ne rate pas une occasion de faire de son propre malaise un objet de dérision ? Ou un prof de collège soucieux de rester informé en permanence de la progression des troupes américaines dans Bagdad, jamais avare d’un commentaire impersonnel sur la situation du monde ? Le narrateur, avec une ironie quasi automatique, enregistre froidement la platitude de leurs propos, les réflexes de sociabilité convenus que reflète leur attitude, les tics de langage débiles qui parasitent les dialogues (« au jour d’aujourd’hui », « en même temps », « entre guillemets ») ; complètement désengagé (il ne participe pas aux conversations et semble invisible parmi les invités), il fait de ce pan du roman une sorte de reproduction cynique des dispositifs de télé-réalité, le vote par SMS en moins.

Ca pourrait être agaçant et tourner au jeu de massacre gratuit, mais Bégaudeau transforme complètement le sens et l’enjeu de la chose en insistant habilement sur l’instabilité psychologique de celui qui voit et raconte : le narrateur est cruel, mais il est surtout légèrement dérangé, d’où la double dimension de ce roman à la fois très drôle et étrangement inquiétant. Le méticuleux travail de l’auteur sur le style, les répétitions et les effets lui permet de mettre en évidence la fragilité de son personnage : son monologue intérieur est parsemé de tautologies et de définitions inutiles, comme s’il se tenait en permanence à la lisière de l’autisme (« Si la terre est labourée c’est un champ. Si elle ne l’est pas c’est un pré » ; « s’il y a plus de deux mille habitants c’est une ville », et ainsi de suite), voire de tics de langage extrêmement bizarres (« Vieux meubles, meubles vieux » ; « vieilles pierres, pierres vieilles »). La densification de ces petits accrocs à la normalité va le conduire à une fuite finale en forme de long déballage joycien, conséquence d’une obscure tentative de viol dont, prisonnier de ce que lui veut bien en dire, on peine à mesurer la réalité et les circonstances exactes. Voilà le côté « expérimental » du livre, qui permet à Bégaudeau de rendre à son narrateur une langue totalement libérée des carcans et du poids des conventions : prisonnier d’un week-end abrutissant et des discours convenus des invités, le narrateur se carapate subitement pour recouvrer à la fois la liberté de bouger et celle de parler. Après s’être tenu « dans la situation », comme le dit le titre de la première partie, il file « dans la diagonale », tête baissée, sans vraiment savoir ce qu’il trouvera au bout. Le roman joue sur ces tableaux : celui de la comédie de moeurs et celui de l’expérimentation littéraire, sans vraiment se décider pour l’un ou pour l’autre. Dans les deux cas, c’est une réussite.