« Ce sont toujours les autres qui meurent ». Marcel Duchamp avait décidément tout compris : le processus aliénant de la société dans la fabrication d’objets culturels, le monstre technique qui commençait à l’époque à tout englober, l’entrée dans une ère de nihilisme passif. Son attaque portera donc sur l’art, la culture. Un travail contre les conventions qui se mettaient en place, et qui a porté quelques jolis fruits (plus que ses « œuvres » peut-être, une attitude). Un travail de négation ironique (pensons à ses nombreux ready-made) à la fois destiné à produire du scandale, et y réussissant très bien, mais surtout à produire du sens, d’où l’incompréhension d’un certain nombre de ses contemporains, trop occupés à geler, par leurs théories, tout espace vital.

Justement, Duchamp possédait ce jaillissement qui tue les théories (rappelons son amour des échecs, matrice de ses perpectives obliques). Première rupture, son tableau le Nu descendant les escaliers. Les cubistes avaient exigé son retrait du Salon des Indépendants -le nom prête encore à sourire. Il part donc pour New York. L’air y est d’un seul coup plus respirable. Et il le restera. Contre l’église de Breton, à une distance respectable de Dada, dont il se réclama pourtant comme fondateur d’un rhizome new-yorkais, Duchamp fut donc cet esprit libre, dandy ayant sensiblement modifié le regard porté sur l’art, et jusqu’à ce qu’on entend même par « art », ce mot passablement prostitué par une critique n’étant plus capable que de rajouter au commentaire d’autres commentaires. Aperçu par Duchamp lui-même dans une interview placée à la fin du livre : « il y a sans doute une centaine de gens qui ont renoncé à l’art, qui l’ont condamné et qui se sont prouvé à eux-mêmes que cela n’était pas nécessaire, comme la religion, etc. Et qui s’en soucie ? Personne. » Quelque chose à ajouter ?

Dans cette riche monographie, mais aussi catalogue raisonné de l’œuvre, Francis M. Naumann aborde tous les aspects (une association incroyable des données chronologiques et des réflexions qui ont émaillé son itinéraire) de l’homme. De sa stratégie appropriation / duplication, alors « qu’il ne répéta jamais », à la poésie qui émane de son concept « exploratoire » d’infra-mince. « Il faut critiquer tout ce qui est critiquable », lançait Dada. Cette détermination manquent à beaucoup. C’est regrettable, dans la mesure où ce que l’on appelle communément la « société » continue à briser les énergies de ceux qui veulent bien se laisser submerger. L’ennui reste une motivation première. Il y a une fin à tout. Dada retrouvé, Dada perdu, Dada renaissant. Dadada… Oui, da !