C’est sans doute la caricature la plus fine, drôle et jouissive de cette rentrée littéraire : avec un imparable sens du détail, Fabrice Pliskin tire le portrait d’un rescapé impeccablement conservé de la « pensée 68 » et, en grattant patiemment la couche de rhétorique et de comédie qui lui colle à la peau, met à jour sa fabuleuse hypocrisie et sa pathétique mesquinerie. Il s’appelle Jean-René Bridau : il a 60 ans et quelques, est professeur de philosophie en faculté, penseur de « l’altérité », auteur de plusieurs livres qui ne se vendent quasiment pas (Hérésies plurielles, par exemple), homme engagé, farouche opposant autoproclamé de toutes les pensées dominantes. Bridau jargonne, Bridau joue de la dialectique comme d’un fleuret, Bridau connaît par coeur la science du soupçon, Bridau s’indigne contre tout, Bridau a un beau coeur, Bridau est l’ami des minorités, des exclus, des immigrés et des faibles en tous genres. Une pétition d’intellectuels circule ? Bridau l’a déjà signée. Des cinéastes appellent à la désobéissance civile ? Bridau désobéit, et parraine généreusement des sans-papiers en les aidant à contourner les lois scélérates qui voudraient les expulser. Bridau se présente volontiers comme « un insoumis, un rebelle, un blasphémateur » : « Je suis un homme qui dérange », lâche-t-il d’un air profond à l’heure de l’apéritif. Bridau adore le free jazz et voue un culte aux luttes de libération noire. Bridau aime les métaphores inattendues (« Zidane fait avec le ballon ce que le philosophe fait avec le concept »). Bridau, jacklangien accompli, tient le graffiti pour une forme supérieure de l’art moderne. Bridau se regarde et aime se regarder. Pour aller vite : Jean-René Bridau est une sorte de synthèse de bas étage entre Pierre Bourdieu, Jean Baudrillard, Jacques Derrida (qu’il jalouse d’ailleurs violemment) et, disons, Gérard Miller. Les Inrocks vénéreraient Bridau, s’il existait vraiment.

Marié, divorcé et remarié, Bridau est aussi un joyeux queutard qui s’adonne secrètement à l’adultère avec une de ses étudiantes, Ramata, jeune immigrée clandestine qu’il a pris sous son aile et patiemment modelée à son image. Beauté fatale doublée d’une harpie féministe et antiraciste, Ramata traque le fascisme dans toutes les dimensions de la société française, et rejette en bloc l’héritage culturel occidental comme produit de mâles blancs et hétérosexuels (imaginez un hybride de Calixte Beyala, Christiane Taubira, Isabelle Alonso et Dieudonné sans la barbe). Pliskin n’a pas plus raté celle-ci que celui-là : les mots qu’il met dans leur bouche, sans doute piochés dans les propos publics des intellectuels qu’il a pris pour sources d’inspiration, sont plus révélateurs de leur personnalité que n’importe quelle caricature. (Bridau, à propos de la violence des jeunes de banlieue : « Des enfants qui crachent sur les autres ne sont-ils pas d’abord des enfants sur qui on a craché, au propre ou au figuré ? Que font-ils sinon reproduire la violence qu’ils ont subie et la violence dont les accusent nos fantasmes ? » ; page 348, on retrouve même, livrée telle quelle, une phrase aberrante écrite voici quelques années par Martin Winckler à propos du Bébé de Marie Darrieussecq…).

C’est ce Bridau-là qu’admire plus que tout le narrateur du roman, Mohammed, brave type pas très chanceux qui, poussé au bord de la dépression nerveuse par son travail infernal de chauffeur de bus sur une ligne chaude (la description de son humiliation par les petites frappes des quartiers difficiles occupe toute la première partie du roman et, malgré les risques de lourdeurs, est assez réussie), croise finalement la route du philosophe un peu par hasard. Bridau, heureux d’avoir un étranger de plus dans sa cour, fait de Mohammed son disciple privilégié, et l’engage finalement pour écrire sa biographie. Mohammed passe ainsi de l’autre côté du miroir et, derrière le Bridau public, découvre le Bridau privé : le protecteur des exclus et l’homme « qui dérange » est aussi le propriétaire d’un chalet dans les Alpes et d’une petite maison sur l’île d’Yeu, où il se rend par surcroît en 4×4 ; le grand philosophe qui tutoie l’abstraction au quotidien est aussi un petit homme aigri, infantile, lunatique et misogyne, qui se révèle peu à peu à Mohammed. Ivre de célébrité télévisuelle et de gloire à vil prix, Bridau finira par renoncer à ses grands principes (plus exactement à les dévoyer en les interprétant à l’infini) et se prostituera avec une joie d’enfant ridicule sur les plateaux des talk-shows en compagnie d’actrices idiotes et de lofteurs décérébrés.

Si Pliskin n’a pas résisté à l’envie de greffer au noyau de son roman quelques considérations accessoires et sans doute peu utiles sur notre temps (était-il vraiment nécessaire de parler du Loft, de croquer Guillaume Durand, Virginie Despentes ou Bertrand Delanoë ?) et s’il a parfois dépassé les bornes du crédible (les circonstances de la conception du narrateur évoquent, grotesquement, celles de Freddy Krüger…), son Agent dormant reste une admirable caricature de la France des belles âmes, des grands mots, des petits egos et de la rébellion sur commande. Qu’est-ce que l’insoumission lorsqu’elle s’exhibe sous les projecteurs ? Chasse-t-on les relents pétainistes de « l’idéologie française » assis entre Loana et Carla Bruni ? Qu’est-ce qui compte le plus : l’idée, ou les chiffres de vente du livre dans lequel elle est exposée ? La démonstration prend sans doute un tour trop appuyé lorsque Pliskin met en scène un clone de Jean-Marie Messier, archétype du dominant par l’argent, venant vanter à la télévision les vertus stimulantes de la subversion et de la provocation dans l’art et dans les idées ; elle n’en touche pas moins juste, et fait incontestablement de ce roman d’époque l’un des plus drôles et subtils de cette rentrée.