« Blue Jay way », c’est d’abord une chanson des Beatles, période psyché : en août 67 dans les Hollywood Hills, George Harrison attend Derek Taylor, l’attaché de presse du groupe, dans une villa de location surplombant Sunset Boulevard. Un brouillard épais recouvre la cité angeline, et Taylor se paume : pour patienter et ne pas s’endormir, Harrison pianote un orgue Hammond et entonne un air inquiétant : « There’s a fog upon L.A. / And my friends have lost their way ». Comme tant d’Européens avant et après lui, il expérimente la perte de repères propre à la côte californienne, où les sens sont comme noyés dans différentes strates de brume : brume nuageuse, brume de chaleur, brume de pollution… Brume de signes, aussi. A Los Angeles, on est gagné par l’irréalité d’un décor trop vaste pour l’entendement, transfiguré tant de fois par la fiction hollywoodienne qu’il est entré dans une dimension entièrement imaginaire et fantasmatique. Ce réel escamoté, dont on effleure la texture éthérée dans les romans de Bret Easton Ellis (Moins que zéro, typiquement), ne peut plus retrouver son statut qu’en surgissant de façon outrancière – viols, meurtres, suicides… D’où la prédilection du polar, de Chandler à Ellroy, pour cette ville hors normes, où coexistent le glamour et le sordide.

Quand un Français décide de mettre les pieds dans ce territoire qui n’est pas le sien, on craint le pire. Blue Jay way, qui paraît chez Sonatine, est le « polar américain » de Fabrice Colin, qui n’a jamais caché son goût pour la mythologie locale, revendiquant les influences de Lynch, Ellis ou Philip K. Dick. Pour ne pas risquer la caricature, Colin met en place un heureux dispositif : comme l’auteur, comme nous, le narrateur est français, impressionnable, et complètement à la rue. Invité à partager la vie des nababs du milieu hollywoodien, il ouvre d’abord de grands yeux devant la débauche de luxe, l’invraisemblance du paysage ou la poitrine des starlettes. Tout est surréaliste au possible : les jeunes sont désœuvrés, les vieux sont lubriques, les femmes sont des jouets, le narcissisme extrême le dispute au vide complet, et les journées défilent mollement, dans une rêverie sans consistance nimbée d’un brouillard olympien, que viennent trouer les répliques absconses de personnages irresponsables dignes de Génération X (Douglas Coupland), la coke au bord de la piscine en prime. Evidemment, à un moment, ça dérape : nombrilisme + ennui + paranoïa = basculement dans l’horreur. Viols, meurtres, suicides.

L’intrigue, sans être d’une originalité folle, se suit sans déplaisir : intercalées entre les confessions du narrateur, les biographies de deux enfants à problèmes (l’un est psychotique, l’autre dénué de sens moral) font monter l’inquiétude par petites doses, jusqu’à un climax maitrisé où les nombreux rebondissements viennent remplir le cahier des charges du genre. Colin a des facilités d’écriture évidentes, et Blue Jay way se révèle être un page-turner redoutable – du genre qu’on lit d’une traite. Mais son intérêt est peut-être ailleurs ; dans cette volonté de scruter le réel hollywoodien, écrasé par les signes, et dont surgissent paradoxalement de nouvelles dimensions. On ne peut pas, là encore, ne pas citer Ellis : comme dans Glamorama, Colin fait du name-dropping, et comme dans Lunar park, il flirte avec l’autofiction ; en nommant ses amis réels (Brian Evenson, Pacôme Thiellement… Arnaud Hofmarcher ?), il ancre son récit dans le vrai avant de le falsifier ; de même que le 11-Septembre, présent dans le livre en toile de fond, marquait la collision du réel le plus cru avec la fiction la plus folle, la base réaliste de Blue Jay way sert de tremplin au basculement dans l’irréel – ou dans un réel méconnaissable qui, vidé de substance, recouvert par les noms de marque ou de groupes pop, finit par secréter de nouvelles entités (monstres, fantômes – un thème cher à Colin). L’auteur, on le sent, s’est bien amusé à faire son roman américain. Le résultat est plus qu’honnête.