Epoux tranquille, père de famille plus ou moins perdu et cycliste du dimanche, le brave Andreas Doppler se prend une jolie gamelle lors d’une randonnée à vélo, en pleine forêt, sur les hauteurs d’Oslo. Il s’en tire sans casse, mais le choc psychologique est énorme : tout à coup, Andreas remet en question l’ensemble de son existence, se rend compte qu’il n’aime pas les gens, que la Norvège est un pays à la gomme et qu’il ferait mieux de laisser tomber tous ces cons pour faire le point tranquillement. Ni une, ni deux, il quitte travail, femme et enfants, embarque quelques outils de première nécessité et part s’installer dans la forêt, sous une tente. Après des premiers jours difficiles, il trouve son rythme de vie, flingue un élan pour avoir de quoi manger, et adopte son petit, une adorable bestiole qu’il nomme Bongo. Sa femme a beau ne pas comprendre et le menacer de divorce s’il ne revient pas au foyer conjugal, Andreas Doppler répond que ça prendra le temps qu’il faudra, et qu’il n’est pas encore prêt à redescendre dans la civilisation.

Sur un scénario proche de celui de l’excellent La Face cachée de la lune, de Martin Suter (où un avocat d’affaires se transformait en homme des bois après avoir mâchonné une poignée de psilocybes particulièrement efficaces), le norvégien Erlend Loe construit une petite comédie satirique pleine d’humour et de dynamisme, avec quelques scènes d’anthologie qui excusent ses longueurs et ses répétitions. Son sujet, c’est la manière dont un occidental banal se déprend peu à peu de tous les codes et habitudes de sa civilisation et se met en retrait en regardant avec perplexité les moeurs de ses semblables. Tout est du coup renversé. Doppler refuse de toucher aux billets de banque (il n’en a de toutes façons plus), et ne fonctionne plus que par le troc. « De quelqu’un dont le souci premier avait trait à l’argent, je suis devenu un homme dont l’argent est le cadet de ses soucis, et ce dans des proportions impensables pour notre culture ». Lorsqu’un cambrioleur s’introduit dans sa maison, il sympathise immédiatement avec lui, lui propose benoîtement un verre et lui suggère d’embarquer ce dont il a besoin. Et lorsque sa femme le contraint à assister à une réunion de parents d’élèves dans l’école de sa fille, une adolescente fanatique de Tolkien, il ne peut s’empêcher de tenir aux enseignants effarés un discours baba-cool mi-sincère, mi-provocateur : « Les Hommes ne possèdent pas la Terre. C’est la Terre qui possède les hommes. Les fleurs sont nos sœurs, et le cheval, le grand aigle ainsi que l’élan, comment oublier l’élan, sont nos frères ».

On décèle bien sûr derrière tout cela un vague couplet altermondialisant, que Loe a cependant le bon goût de laisser au second plan et de noyer dans l’humour (à peine quelques piques pas tellement comiques sur « les mecs de droite », qui sentent un peu la private-joke rançie). Dans l’ensemble, cette petite comédie sociologique tendre et grinçante possède suffisamment de drôlerie et de caractère pour séduire ; comment ne pas trouver sympathique un homme qui affirme que son projet « consiste à m’ennuyer au point d’en être joyeux » dans sa forêt et qui, voyant le mage Saroumane dans le second volet du Seigneurs des anneaux de Peter Jackson, se contente de remarquer qu’il « ressemble comme deux gouttes d’eau au défunt chef du Hamas » ?