Voici ce qu’on appelle une entrée en littérature. Et quand on dit littérature, on pense avant tout à celle que fréquentèrent en leur temps Perec, Borges, Queneau et d’autres, détourneurs de codes, outilleurs du verbe, documentalistes de la bibliothèque infinie ou joueurs invétérés dans le casino de l’écrit. Eric Hervieu, après quatorze années de travail (ce livre, son premier, a été commencé en 1985 et achevé le 26 janvier 1999), rejoint le rang indiscipliné des inclassables : au travers des découvertes de Marcus Beltassar, il se propose de constituer une encyclopédie romancée la plus complète possible des différentes formes de l’écrit. Rien de moins. Le moins étonnant n’étant d’ailleurs pas qu’il a réussi à en rassembler 164 (enquête, nouvelle, rapport, lettre, carte de visite, billet, poème, aphorisme, nomenclature, roman…) dans un énorme texte absolument passionnant.

Marcus Beltassar, donc, ouvrier modeste et solitaire harnaché à une existence monotone et sans piment, hérite de beaucoup d’argent et d’une vaste maison qu’il va s’employer à explorer. C’est dans cette « villa blanche » qu’il se met à lire consciencieusement tout ce qui lui tombe sous la main, « traversant » (c’est le terme employé par Eric Hervieu dans le prologue) l’écrit sous tous ses aspects. De là, une succession d’histoires, de héros secondaires, de textes autonomes insérés dans le texte que nous-mêmes avons entre les mains, bref : une constante mise en abîme qui place le lecteur de Beltassar au terme d’une chaîne littéraire habilement agencée et, dès lors, l’intègre en quelque sorte lui aussi au roman… Il invite donc à une lecture à différents niveaux : celui, suffisante en soi, des multiples tableaux et courtes histoires qui constituent le livre entier ; celui, dans un second temps, des formes d’écrit rassemblées par l’auteur (on en vient ainsi à ne plus considérer les histoires pour ce qu’elles racontent mais pour ce qu’elles sont formellement : roman, nouvelle, théâtre, poème, note manuscrite…) ; celui, enfin, de notre propre comportement de lecteur (lequel lit les découvertes d’un héros qui lit les aventures d’autres héros, lesquels, parfois, se lancent eux-mêmes dans une troisième lecture… Qui pourra démontrer, après ça, que toute notre vie n’est pas, elle-même, un vaste livre ouvert par quelqu’un, à un échelon plus haut encore ?).

Pour mettre en forme cette immense encyclopédie, l’auteur a multiplié les polices de caractère, les documents, les mises en page, les illustrations : on trouve de tout dans cette brocante de fictions, jusqu’à un inventaire final qui reprend sur trois pages les dizaines de formes rencontrées par Beltassar et par nous durant la lecture, sans oublier d’y inclure, bien sûr, le « livre » (celui qu’on tient alors) et « l’inventaire » (celui que l’on finit justement de lire)… Eric Hervieu, jadis poète et aujourd’hui professeur de philosophie, lance là sur le monde un (une foule de) texte(s) passionnant(s), une œuvre labyrinthique, inattendue, imprévisible, originale, reprenant les travaux de ceux auxquels on pense immédiatement (on les a cités plus haut : Queneau, Borges, et, bien entendu, Perec) là où ils en étaient peut-être restés. Quelques jours après avoir terminé Beltassar, toujours sous le charme des trésors de la villa blanche, on en revient à cette idée qu’il y a des fois où, vraiment, la littérature est un truc formidable.