Sans doute, le roman a bien changé. Autrefois, on inventait des histoires, on pratiquait la satire sociale, on créait de toutes pièces vivants et morts qui, sans avoir réellement existé, nous évoquaient nos semblables. Les histoires étaient le reflet, vision prismatique et pourtant fidèle, de l’existence toute entière. Pour les plus réussies d’entre elles, les chefs-d’œuvre, la vision offerte d’une bourgade normande et de ses habitants impassibles, torturés ou amoureux, devenait universelle. Le XVIIIe siècle, sa légèreté, son insouciance, étaient oubliés depuis longtemps. Frayant avec le réel, le roman n’était déjà plus conte, ni divertissement. Il tentait de déchiffrer. De détailler. Et surtout de rendre. Rendre la complexité des choses et des êtres. Rendre la somme du monde, son mystère, sa cruauté, par le biais haletant des histoires.

Récemment, le roman a changé, très vite, comme notre siècle finissant. Et comme les gens qu’il décrit, les gens de ce temps, le roman est désormais aux prises avec des démons, ceux que nous a légués ce siècle effrayant. Ce ne sont déjà plus la guerre (quoique), ni l’Holocauste (mais allez savoir), mais les drogues dures, les maladies incurables et la mort, encore et toujours, un point fixe dans un monde qui prétend tout connaître, et tout résoudre très vite. Rossenotti est de ces romans qui indiquent en exergue « totalement imaginaire. Toute référence à des personnes ou à des événements réels n’est que pur hasard ». Avertissement formel, bref rappel des origines, en forme d’hommage. Car le réel affleure. « L’inépuisable surface des choses », comme l’écrit Italo Calvino, est la matière brute du livre d’Enrico Remmert.

C’est pour gratter dans l’épaisseur de l’inépuisable surface, précisément, que ce livre semble avoir été écrit. Il n’est pas exempt de poses, ni de clichés, de « mains dans les poches du manteau », de poignantes ruptures dans les petits matins froids. Mais le réel perce, s’introduit, et reste. Il nous touche. Comme nous touche le personnage de Vittorio Rossenotti, son angoisse dans le monde et ses « dix kilomètres habituels de vélo d’appartement existentiel ». Ou ces petits papiers qu’il glisse à ceux dont il veut croire qu’il sont faits « de la même pâte » que lui : « BOMBARDE PAR MILLIERS D’INFORMATIONS DE TOUT ET DU CONTRAIRE DE TOUT STOP SELECTION PROBLEMATIQUE CATALOGUE IMPOSSIBLE STOP PREMIERE GENERATION CONDAMNEE A TOUT SAVOIR STOP TROP STOP TROP DE PENSEES DANS CERVEAU VOIX DANS OREILLES IMAGES DANS YEUX STOP TROP FACILE SAISIR CONTRADICTIONS DU MONDE STOP MAUDIT CHAOS ICI STOP AU SECOURS NICOLA STOP ».

De façon significative, le roman d’Enrico Remmert commence par la métaphore d’un énorme puzzle mental, et se termine sur celle, plus abstraite encore, d’une « trame » dont ce garçon mélancolique, exalté, battu et renaissant tout à la fois, est l’un des fils ténus, qui cherche à « voir le dessin tout entier ». Entre les deux, ce ne sont que déambulations et trébuchements dans la ville de Turin, la chronique journalière d’un jeune homme à la deuxième personne, jusqu’à épuisement total de ses forces : « Ce que tu détestes le plus dans ces moments-là, c’est de savoir qu’une étincelle vitale va disparaître de ton regard ». Les yeux d’un Vittorio quelque peu christique qui, sans autre forme de préambule, voient qu’une journée est « jazz », ou « swing, pour être plus précis », et qu’il faudrait une touche FFWD pour faire défiler cette autre, mais que non, finalement, « tu ne l’utiliserais jamais : chaque instant, même le pire, il ne faut pas le perdre ». Un regard qui, dans un monde agité par les frénésies individuelles et où l’on n’écrit plus d’histoires, a su simplement capter la multitude déroutante.