Ce livre, truffé de bonnes choses, n’a pas eu le succès qu’il mérite. Il n’y a pas de pensée unique, il y a la pensée zéro. Il n’y a pas un seul système économique qui vaille, il y a une pluralité de traditions, de formes de vie, de structures sociales qui fait que l’économie dont on nous rebat les oreilles ne peut faire autre chose que s’adapter. On sait que la nation est un bricolage de date assez récente, que le XIXe siècle a été son âge d’or, qu’elle a connu ses folies meurtrières et ses mouvements de masses fanatisées, mais il est aussi un autre bricolage, beaucoup moins crédible, qui tente de s’imposer contre toute logique (y compris la logique économique), contre toute raison et en dépit du bon sens : la mondialisation (ou le libre-échange globalisé). Pour cela, il fallait détruire les nations, obstacle au grand commerce de l’épicerie mondiale et à la banque. « L’antinationisme actuel des élites françaises ou anglo-saxonnes, qui rejette une croyance collective achevée et apaisée, a tout naturellement mené, dans les années récentes, à la floraison de multiples croyances fixées sur des groupes moins vraisemblables et moins utiles que la nation : race, pseudo-religion, tribalisme, régionalisme, identités professionnelles hystérisées, appartenance à des groupes définis par une préférence sexuelle, sans oublier bien sûr le nationalisme régressif du type lepéniste. Ces remontées primitives sont la contrepartie des croyances ultralibérales ou maastrichtiennes. »

La nation, c’est une identité collective fondée sur la conscience de l’égalité des citoyens et le sentiment de solidarité. Pour avoir les coudées franches (ce que les prédateurs nomment la liberté), il s’imposait de faire sauter ces verrous protectionnistes (à qui l’on doit toutes les périodes de prospérité économique dans l’histoire) pour diviser, afin de régner. Bref, la marchandise humaniste de l’individualisme bon teint, version universelle, convenait parfaitement à l’ambition. Abandon de l’égalité et de la fraternité qui soudent les unités nationales, et qui sont précisément peu compatibles avec les nouvelles formes de l’idéal d’ « enrichissement » : la spéculation boursière et l’exploitation du travail via la concurrence internationale.
En d’autres termes, on ne demande plus aux nations de se taper sur la gueule entre elles, mais on laisse la guerre aux individus entre eux, et si possible contre eux-mêmes (cf. tous les discours des socialistes libéraux sur la compétitivité, la performance, la flexibilité, etc.). Le bon sentiment, celui qui anime le lecteur de Libé, c’est celui d’être un citoyen du monde, la fierté un peu naïve et sotte de faire l’effort de dépasser la vieillerie nationale confite en patriotisme, pour s’élever vers les hauteurs de la conscience universelle, seule en mesure de mettre fin à l’Histoire et à ses conflits sanglants. Volonté louable, mais totalement irréaliste : 1) la mondialisation n’est pas choisie et mise en œuvre par de belles âmes ; 2) elle a pour résultat visible un accroissement stupéfiant des inégalités matérielles ; 3) elle requiert, au nom de la démocratie (économique), la disparition du politique, soit la libre disposition des peuples à décider de leur destin.

Allons, un dernier regard sur la fière devise française frappée sur la monnaie, avant qu’elle ne disparaisse (la devise prévue de l’Euro : « Individualisme, Inégalité et Va-te-faire-foutre »). La Liberté : depuis le traité de Maastricht, nous circulons bien plus librement en Europe qu’auparavant, nous y avons plein de nouveaux amis et une quantité de nouvelles relations. Nous pouvons bien plus librement qu’auparavant choisir une formation et un métier passionnants. La flexibilité et la mobilité nouvelles enrichissent considérablement notre existence et accroissent visiblement notre compétence professionnelle. L’Égalité : chacun se débrouille comme il peut, sans avoir à supporter la charge illégitime de vivre en collectivité… et rendez-vous à la retraite. La Fraternité : le football unit les peuples et les lunettes de soleil pour la prochaine éclipse seront également gratuites. Bon courage.