« Et pourtant, il y eut des femmes corsaires, des femmes aptes à la manœuvre des bateaux, au commandement d’équipage brutaux, à la chasse et à l’abordage des vaisseaux de haut bord. Mary Read fut une de ces femmes ; elle déclara un jour que le métier de pirate n’était pas à la portée de tout le monde et que pour l’exercer dignement il fallait, comme elle, être un homme courageux. » Voilà comment Jorge Luis Borges, dans le troisième chapitre de son Histoire universelle de l’infamie, expédie le cas de Mary Read (1692-1720), femme pirate bien connue de ses semblables, auxquels elle se présentait sous un déguisement d’homme qui en trompât plus d’un. Ella Balaert, dont c’est le premier roman (elle est aussi l’auteur de plusieurs textes pour la jeunesse), jugea sans doute que c’était bien mais pas assez : cette femme perdue dans un univers d’hommes eux-mêmes marginaux, capable de descendre le rhum aussi rapidement que les plus rustauds de ses confrères et maniant le sabre aussi adroitement que son capitaine Rackham de concubin, mérite mieux qu’un paragraphe ou deux dans un livre, fût-il du maître argentin. Son court roman s’appellera donc Mary Pirate et racontera la vie de cette étonnante figure de femme, oubliant un peu l’histoire pour mieux projeter en elle sa réflexion sur l’identité et la recherche de sa propre place dans le monde. D’une Mary Read on ne peut plus authentique, elle tire ainsi, avec une grande réussite, une vie imaginaire noyée, du début à la fin (soit 28 ans, à peine), dans la confusion et l’indécision.

Dès l’enfance, Mary abandonne son identité pour adopter celle de son frère, mort quelque temps plus tôt ; cachée sous des hardes masculines, elle poursuivra ses chimères jusqu’à se mêler aux plus virils des univers, ceux des soldats et des pirates. « De telles confréries ont parmi leurs règles de n’accepter aucune femme à bord, car dans ces sociétés d’hommes avides, volontaires et aveugles à la morale ordinaire, qui sait quels ravages causerait la révélation d’un sexe féminin. Elle avait accepté. » Si Ella Balaert s’égare parfois en obligeant son héroïne à d’inutiles révélations féminines (« un matin, au lever, Mary voit couler sur l’intérieur de ses cuisses un peu de son sang »), elle parvient au final à faire de ce texte bref et surprenant le portrait d’un être décalé quoi qu’il fasse, aussi peu à sa place dans son environnement (c’est le moins que l’on puisse dire) que dans son propre corps. C’est bien pourtant de sa propre équivocité que la sublime Mary Read semble avoir tiré l’énergie d’un caractère farouche et malcommode et les ressources d’un combat quotidien qui, faut-il le préciser, se terminera en tragédie. A la potence par laquelle Borges mettait fin à cette « vie dangereuse », Balaert a cependant préféré la mort en couches, sur le sol crasseux d’une cellule de Jamaïque ; l’enfant sera mort-né. Jusqu’au bout, l’extraordinaire Mary Read restera donc fidèle à elle-même, « une femme qui fait honte à son sexe, une Anglaise qui fait honte à son roi, un monstre qui fait honte à l’humanité. »