Qu’il soit ou non familier de l’univers d’Elfriede Jelinek, Enfants des morts invite le lecteur, supposé consentant, à faire un pas irréversible dans l’esprit dérangé du Nobel 2004. Chez elle, une simple pension styrienne peut aisément devenir le théâtre d’infernales sarabandes. Le décor planté ; il ne reste plus à l’Autrichienne déjantée qu’à y étendre les méandres de son inconscient. Cette nouvelle plongée dans le macabre instaure un monde atone et atemporel où les morts vont s’en donner à cœur joie pour se persuader qu’une osmose est possible avec les vivants. Selon leurs conditions, ce qui revient à accepter celles de l’auteur. Jelinek imagine trois personnages, trois destins sordides, les dignes représentants d’une Autriche ensanglantée par son histoire et sa couardise. Enfants des morts semble vouloir parachever l’entreprise de démolition nationale qui hante de façon obscène ses oeuvres précédentes. Le pays qui accoucha de Freud fait ici les frais d’un ressentiment inouï, traqué jusque dans ses moindres faits divers. Les camps, les knoedels, Steffi Graff, tout y passe. Chaque stigmate national est consciencieusement démoli, non sans provoquer une certaine lassitude, l’acharnement de Jelinek procurant parfois un sentiment semblable à celui que l’on éprouve devant un adolescent. Certains tics d’écriture corroborent cette impression, même s’il faut reconnaître qu’ils tombent souvent juste et font sourire par endroits. « Là-bas notre maison, elle bouffe ses locataires pour nous étrang(l)er ensuite à l’infini ». On apprécie surtout de retrouver certaines fulgurances propres à l’auteur, comme ce « disgracieux tel un nourrisson endormi », impensable dans la bouche d’un être humain.

Elfriede Jelinek brouille les pistes de sa narration, multipliant les changements de rythme et de registres d’expression pour ne livrer d’elle-même que le plus insoutenable, prenant soin d’exclure toute marque d’humanité, sinon de féminité, de sa plume. C’est particulièrement criant dans cet autre de ses exercices favoris qu’est l’insanité sexuelle. Le spectacle des corps putréfiés, s’entreprenant avec toute la violence et l’hébétude des damnés, procure un plaisir des plus contrastés. Comme si le dégoût était distillé au sein même du fantasme. On est peut-être en droit de se demander si Jelinek ne serait pas plutôt une moraliste d’un temps obscur, venue enseigner un catéchisme post-apocalyptique et décrire dans le détail quel abîme de souffrance s’ouvre sous le péché de chair. Elle s’acquitte en tous les cas de sa tâche avec un cynisme proche de l’apathie. S’il n’y avait pas cette tenace impression de jubilation, on jurerait un sacerdoce. Pour ces Enfants des morts, les éditions du Seuil ont fait appel à un nouveau traducteur, Olivier Le Lay. On ne sait, de fait, s’il faut relire Jelinek ou si ce roman constitue une évolution stylistique. Mais on peut supposer que celle qui ne répugne pas user du neutre pour désigner l’un de ses personnages féminins nous accordera que ce roman est plus qu’un nouveau Jelinek, c’est le nouveau Jelinek.