Bien qu’accédant rarement à d’autres rives que celles du seul monde scandinave, elle existe : Einar Már Gudmundsson est l’un des plus incontournables représentants d’une littérature islandaise dont on oublie souvent l’actualité pour n’en retenir que les célèbres sagas, jadis intronisées en Pléiade ; la reprise en poche de ce roman hallucinatoire et intensément poétique démontre que les succès musicaux et cinématographiques de Björk ne sont pas la seule bonne raison de s’intéresser à ce qui se passe dans cette petite république nordique, pleine de moutons et de volcans, dont on sait par ailleurs pas grand chose. C’est avec ce texte tordu, loufoque et tragique, couronné par le Grand Prix de littérature nordique lors de sa publication à Reykjavik, que Gudmundsson s’est véritablement fait connaître hors des frontières islandaises (succès plutôt rare depuis que son illustre prédécesseur Halldór Laxness obtint le prix Nobel en 55). Dans un style foisonnant, il y livre les confessions autobiographiques de Páll, jeune pensionnaire de l’hôpital psychiatrique de Kleppur, qui tue le temps en se remémorant dans le désordre quelques scènes marquantes de sa courte existence. Naïvement, presque stupidement, il enchaîne les tableaux passés et y mêle ce que l’on soupçonne être le pur produit de son imaginaire malade, donnant à son témoignage kaléidoscopique une incroyable tonalité onirique.

Né le jour de l’entrée de l’Islande dans l’Otan, Páll manifesta un temps quelques dons exploitables pour le dessin, la musique et la poésie avant de sombrer corps et âme (surtout âme) dans la schizophrénie ; c’est à Kleppur, refuge ultime d’une folie galopante et point de chute des timbrés de toutes catégories, qu’il rencontre les deux collègues en déviance avec lesquels il s’alliera pour le pire : Oli, qui prétend composer les chansons des Beatles par télépathie, et Viktor, un fanatique de Shakespeare qui se prend pour Adolf Hitler. Malgré les innombrables embûches offertes par son sujet, Gudmundsson parvient à atteindre un lyrisme et une poésie saisissants, tirant de la schizophrénie proliférante de son narrateur les ressources d’un éclatement du récit et d’un étrange mélange de comédie absurde et de tragédie. L’occasion pour lui de lancer en passant deux ou trois piques aux méthodes et comportements thérapeutiques de l’institution psychiatrique. Et si l’on ne peut s’empêcher de ressentir un sourd malaise à la lecture de cette plongée infernale dans une prison imaginaire sans issue, on rit aussi pas mal lorsque Páll et ses confrères nous emmènent dans leurs virées burlesques à travers la ville, entre rêve, vice et réalité (l’expédition des trois compères dans un grand restaurant bourgeois vaut le coup d’oeil). Tout à la fois drôle et douloureux, pénible et hallucinant, ce court et pénétrant roman se lit un peu comme une Conjuration des imbéciles à l’islandaise. Un bref écart dans un monde intérieur parallèle, loin du bruit et de la fureur du réel : « je n’entends rien, car je gis en bas dans le noir alors que tout resplendit de lumière autour de moi ».